Songer à la trace qu'on laisse

La mort. Ce serait mentir de dire que ce sujet n'avait jamais été au centre d'une conversation avec Robin. De nombreuses fois, ils avaient failli mourir, avaient séjourné en prison avec la perspective d'être conduit à l'échafaud comme seul avenir. Durant ces instants d'incertitude, la mort avait été un sujet mit sur le tapis. Ils avaient rapidement été d'accord sur un point : leurs vies importaient peu, le plus important était que la cause qu'ils défendaient leur survive. Depuis cette conversation, tant de choses avaient changé. Robin aurait-il gardé ce même discours ? Il ne le saura malheureusement jamais.

C'était avec ces sombres pensées en tête que Petit Jean était retourné au chalet construit pour les Merry-Mens. Il n'avait pas eu la force d'assister jusqu'au bout à l'enterrement de celui qui avait été son frère du coeur. L'Agrabien s'en voulait de n'en avoir pas eu la force, chose qu'il ne semblait pourtant pas manquer alors qu'il s'acharnait à couper du bois. Faire quelque chose d'utile pour s'occuper l'esprit. Car, en ces temps de deuil, il ne pouvait pas s'empêcher de se demander quel ami avait-il été ? Résumons : il avait combattu pour l'ennemi, été d'une inutilité profonde dans cette ville, n'avait rien pu faire pour sauver Robin... Chaque constat amer était suivi d'un coup de hache plus fort que le précédent. Au point qu'il ne reste plus rien d'utilisable sur la buche sur laquelle il s'acharnait. Parfait ! Encore un geste inutile !

De rage, il se retourna pour balancer sa hache qui alla se planter dans l'arbre le plus proche. C'est là, le souffle court à cause de son coup d'adrénaline, qu'il la vit. "A...... Aeline." Fut le seul mot qui put franchir ses lèvres. La surprise et la gêne qu'elle a pu assister à son emportement se mélangeaient en lui. Ils ne s'étaient pas revu depuis qu'ils avaient été sous les ordres d'Ingrid. Comment commencer une conversation dans ces conditions ? Surtout étant donné les circonstances. "Hum." Il essaya de se donner un peu de contenance. Bien qu'il était sans doute trop tard pour faire comme si son carnage de buche n'avait jamais eu lieu, il fit de son mieux pour ignorer la présence de la hache bien enfoncé dans le tronc de l'arbre. "La cérémonie est finie ?"

J'avais quitté la réalité.
Mes pas m'avaient fait fuir la cérémonie. Je ne voulais plus y penser. J'avais besoin d'un répit que j'estimais avoir amplement mérité.
Je ne reviendrais pas sur ce qui c'était déroulé dans la journée, ni sur toutes les personnes qui avaient pleuré celui qu'ils connaissaient plus que moi, mais qui partageait mon sang.
Est-ce pour cela, lorsque je repris conscience, mes pas m'avaient mené à la seule personne qui connaissait Robin et que je connaissais également, avant tout ça ? Je revins à moi dans une clairière donc le calme aurait été parfait si cela n'avait été Petit-Jean qui criait et qui martelait du bois, sans s'en rendre compte probablement.
Immobile, mes yeux fixaient cette silhouette étrangement familière, comme tirée d'un autre monde, le nôtre, avant que tout ne perde son sens.
Je n'avais pas prévu de lui parler. Je n'avais rien à lui offrir, ni réconfort ni explications. Pourtant, lorsqu'il se tourna vers moi, mon corps se sentit comme libéré du doute et j'avançais jusqu'à me retrouver à un mètre de lui, qui se dépêtrait pour trouver quoi dire. Je mis fin à sa détresse.

_ Peu importe, ça n'avait pas vraiment d'importance... répondis-je à sa question sur la cérémonie.

Le deuil est l'affaire des vivants. Les vivants sont les seuls qui bénéficient, partiellement, des procédures.
Ma main chercha la sienne et la trouva avant que je ne le réalise vraiment. Les yeux secs en dépit de ma peine, je les posais sur lui, forcée de lever la tête à cause de sa haute stature.

_ Ca fait des semaines que je t'évite, avouais-je. J'avais peur que tu me détournes de ma mission. Mais, cela aussi, n'a plus la moindre importance.

Il ne comprendrait sans doute rien.
Le monde avait perdu son sens de toute façon.

Songer à la trace qu'on laisse

Que pouvait-il dire ? Que pouvait-il faire ? Seules des banalités s'échappèrent de ces lèvres, encore honteux que son coup de rage eut un spectateur improvisé. Surtout cette spectatrice-là... Dans d'autres circonstances, peut-être aurait-il plaisanté en demandant si Aeline était venu pour jouer la revanche. Avec Robin mort, il n'avait pas le coeur à la plaisanterie.

"J'aurais dû rester jusqu'au bout, pour Roland, pour les autres... Je n'aimerais pas qu'on croie que sa mort m'est égale." Marmonna-t-il, bien qu'Aeline vînt de déclarer que cela n'avait pas vraiment d'importance.

L'Agrabien serra la main de la guerrière, seul marque visible du chagrin qui le traversait. Elle lui avoua qu'elle l'évitait. Petit Jean eut un sourire, malgré les circonstances. "Moi aussi." Avoua-t-il et les raisons qui l'avaient poussés à agir ainsi semblaient tellement dérisoire maintenant. Malgré la tristesse de l'instant, il restait un soldat et en entendant le mot mission, une pointe de suspicion et de méfiance perça le deuil de son coeur. "Quelle mission ?" Demanda-t-il en fronçant les sourcils. Bien malgré lui, il se crispa sous le coup de la méfiance, craignant le pire, d'apprendre qu'Aeline travaillait toujours pour Ingrid. Il s'en voulut mais pendant un bref instant, il songea au poignard à sa ceinture et mesurait ses chances de s'en saisir à temps si sa crainte se justifiait. Il espérait avoir tort.

Songer à la trace qu'on laisse

Elle voulut savoir pourquoi il l'évitait. Petit Jean parut un instant hésitant, se sentant un peu ridicule de son aveu. "Je... ne savais pas comment réagir. Je craignais que... Être sous les ordres de cette reine... Disons, que je ne me suis pas montré sous mon meilleur jour là-bas." Ensuite, le ton de la conversation changea et tout cela sembla sans importance. Pendant un instant horrible, il crut qu'Aeline travaillait toujours pour Ingrid. Il s'en voulut d'être aussi soupçonneux, mais, en même temps, il était un soldat et en tant que tel, il ne pouvait ignorer cette possibilité.

Aeline lâcha sa main, ce qui augmenta à la fois son remords et sa suspicion. Instinctivement, il bougea sa main en direction de son poignard mais arrêta son geste lorsque la voix de sa visiteuse s'étrangla sous le coup de l'émotion. Face à cet aveu, l'Agrabien se détendit. "Elle m'a aussi promis quelque chose. Un mirage irréalisable, et pourtant je l'ai cru et j'ai commis d'horribles choses en son nom parce que je la croyais." Avoua-t-il. Il se rapprocha pour poser une main réconfortante sur l'épaule de la guerrière. "Tu n'as pas à t'en vouloir." Comment rester sur la défensive envers quelqu'un éprouvant les mêmes remords que lui ? C'était impossible. Lentement les paroles d'Aeline firent leur chemin dans son esprit. Un médaillon... Que Robin avait... "Si c'est Robin qui avait ce médaillon... Alors était-il ?" Il n'osa aller plus loin, se disant qu'il devait avoir mal compris, ce sentant un peu idiot aussi.

J'aurais pu rire. Sans doute un sourire étira mes lèvres devant le ridicule des raisons qui l'avaient poussé à me fuir.
Si j'avais été une demoiselle, bien sous tous rapports et bien éduquée, sans doute aurais-je confessé que, malgré le fait qu'il envisageait de ne pas s'être montré sous son meilleur jour, il avait marqué ma mémoire au point que je le considère comme le seul capable de me détourner de ma voie. Mais je ne suis pas une demoiselle. Je n'avoue pas mes faiblesses...
D'ailleurs, la guerrière retrouva ses réflexes, face aux réactions qu'il eut, avant de capituler tout bonnement. Mais j'avais vu son geste pour saisir son poignard. Il m'avait crevé le coeur presque aussi durement que s'il avait été au bout de son impulsion première. Pourtant, je ne pouvais lui en vouloir : nous étions calibrés à l'identique.
Au lieu de ça, j'avais laissé transparaître un semblant d'émotion, ce qui aurait été inacceptable pour moi en d'autres circonstances. Mais plus rien n'avait de sens, hormis celui, peut-être, de mourir de sa main plutôt que d'une autre. Une main familière et en croisant un regard familier. Il y avait sans doute pire façon de mourir.
Sa main sur mon épaule, la force qu'elle alliait à la douceur me fit fermer les yeux. L'espace d'un instant, je fus tentée d'abandonner mon visage contre son bras, de me reposer sur lui. Mais je n'étais pas une damoiselle, bien que je sois en détresse...

_ Bien sûr que je m'en veux, rétorquais-je, durement. J'ai fait d'horribles choses. Il fut un temps où j'aurais préféré mourir que d'envisager les faire.

C'était vrai. Je ne considérais pas que l'emprise de la reine des glaces fut une donnée à prendre en compte, dans mon cas. Je m'estimais seule responsable. Et je me demandais ce que cela voulait dire de moi. De ce que j'étais devenue...
Maël aurait sans doute honte, comme je le ressentais moi-même.
Robin aussi...
Petit-Jean en vint à ce point. Il avait l'esprit aussi vif que dans mes souvenirs. Avec un sourire triste, je m'arrachais à son étreinte et pivotais pour lui présenter le bas de mon dos. Il dut se demander, au début, pourquoi je sortais ma chemise de mon pantalon, avant de la remonter et de baisser un peu ce dernier. Ou il dut se le demander définitivement, s'il n'avait jamais vu la marque similaire sur la peau de celui qui fut, je l'avais découvert trop tard, mon jumeau.