Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Il était venu juste une nuit, comme tous les autres, et puis il y avait eu une deuxième fois, une troisième, une douzième. C'était juste une histoire de désir, sans accroches, sans complications. Alors Ruby ne sait pas trop pourquoi elle a fait la remarque, sortie un peu sans y penser, que la Saint-Valentin approchait. Quand il a demandé si c'était pour lui proposer une sortie romantique, elle a nié vivement, l'attaquant avec un sourire sur son absence de romantisme. Il s'est offusqué alors, Joshua, et le jeu est devenu un pari alors qu'il lui promettait monts et merveilles rien que pour lui prouver que ses talents ne s'arrêtaient pas au bord du lit. Elle a relevé le défi, Ruby, pas vraiment certaine d'être totalement ironique.

Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Et pourtant la voilà qui l'attend adossée à un arbre, vêtue d'un long manteau rouge et d'un béret assorti. Le charmeur a déjà du retard, elle ne se fera pas prier pour le lui rappeler et s'en servir pour gagner leur petit défi. Mais il ne semble pas prêt à le relever, ce défi, alors que les aiguilles avancent et les minutes défilent en même temps que les calèches avec leurs amoureux transis. Elle n'est pas amoureuse, Ruby, pourtant elle se sent profondément blessée, insultée par le lapin que lui pose son amant. Princesse sans chevalier servant, elle regrette d'avoir émis cette idée, elle pourrait être tranquillement chez elle devant une série ou dans un bar ou une boîte de nuit, simplement profiter de ce jour qui n'a pas d'importance pour elle, seulement pour le capitalisme. Mais elle est là, seule dans ce parc à attendre quelqu'un qui ne viendra pas et l'agacement qui picote sa peau se transforme doucement en rage sourde.

Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Et elle ne fera jamais plus cette erreur, après avoir été humiliée ainsi. Le feu de la colère irradie dans ses veines et l'émotion teinte tout son être ; Ruby est maintenant écarlate à l'intérieur comme au dehors. Elle devrait n'en avoir rien à faire pourtant le sentiment étreint son cœur, vient réveiller d'autres douleurs, abandons flous dans sa mémoire. Elle ne se laissera pas faire, Ruby. Elle ne se laissera pas marcher sur les pieds sans riposter. Elle se drapera dans sa colère comme dans son long manteau d'hiver et fera savoir au dragueur qu'il vaut mieux éviter ses foudres. Contenant sa rage intérieure pour n'afficher qu'un las sourire, elle s'avance vers une des calèches, dont le cocher n'a pas de clients.

Vous faites que des tours dans le parc ou vous allez aussi dans la ville ?

Ce serait dommage qu'en rentrant chez lui ce soir, Joshua marche dans un tas de crottin.

J'ai pas besoin d'aller très loin. Juste à l'Upper East Side, pas loin de la 7th Street Station, l'aller-retour devrait pas vous prendre plus d'une demi-heure.

Le prix minimum donc. Trente minutes de balade, juste histoire de pas être venue pour rien et de passer devant chez lui pour… Pour quoi en fait ? Lui hurler dessus ? L'espionner pour voir s'il passe la journée avec une autre ? Peut-être qu'elle espère au fond qu'il a une bonne raison de n'être pas là, de lui avoir posé un lapin. Au fond, elle voudrait qu'il y ait une explication à son absence, pour rendre la solitude moins mordante. Granny lui aurait dit que c'est sa faute ; à se jeter dans les bras du premier venu, elle récolte ce qu'elle a semé. Mais elle n'est pas là pour lui faire des sermons et quelque part, sans se l'avouer, Ruby regrette cette absence. Malgré leurs discussions houleuses et leurs avis trop divergents, la solitude fait bien trop mal pour ne pas regretter sa mère-grand. Et que vaut vraiment la liberté quand on n'a personne avec qui la partager ?

Elle monte dans la calèche et observe le cocher alors qu'il prépare le départ. Au vu de sa précédente remarque, il apprécie cette fête autant qu'elle. Un loup solitaire, sans doute, le genre qu'on voit souvent dans les films. Si la vie était une comédie romantique, cette promenade en calèche le mènerait sûrement à s'ouvrir et à découvrir les émois de l'amour auprès de sa cliente. Ruby sourit à cette pensée ; les films à l'eau de rose sont vraiment tout sauf réalistes. Elle observe les alentours alors que la calèche quitte lentement le parc. Dans l'étang qui s'éloigne derrière eux, un cygne évolue seul sur l'eau, sans doute un autre célibataire abandonné par son date du jour. Après quelques minutes de balade en silence, au rythme des sabots et des discussions floues des passants, Ruby se hasard à poser au cocher la question qui lui trotte dans la tête depuis un moment.

Je peux vous poser une question ? Pourquoi vous faites ce boulot ?

Est-ce qu'il y a des règles sur le fait de discuter avec son cocher quand on est dans une calèche ? Comme dans les bus et les avions où il est interdit de le détourner de sa tâche. Vu leur rythme de croisière qui avoisine celui d'une famille de tortues, il aura bien le temps de réagir même s'il est un peu déconcentré.

Je veux dire, ça vous dérange pas de bosser aujourd'hui ? Je suppose que vous avez aussi fait des heures à Noël ? Vous avez personne à voir pendant les fêtes ?

Il pourrait lui poser la même question.

Elle n'aurait pas cru l'homme aussi bavard. Tout au plus s'attendait-elle à une réponse monosyllabique ou une simple phrase pour mettre fin à son questionnement et à la discussion du même coup. Mais le cocher, contre toute attente, se lance dans une tirade sur les travailleurs de l'ombre, ceux qui ne chôment pas les jours de fête, ces petites mains indispensables que l'on tend à oublier par habitude, comme si leur présence était évidente, comme s'ils n'avaient pas aussi des vies, des familles, des soucis, des amis avec qui trinquer à une nouvelle année finie. Elle hoche la tête, elle a été à leur place elle aussi. Quand on habite seule dans une grande ville, loin de sa seule famille, il est facile d'accepter les heures supplémentaires pour laisser les collègues mieux entourés profiter du moment. Les fêtes ne sont rien de plus qu'un rappel lancinant à sa solitude alors si elle peut passer quelques heures de plus occupée à une tâche pour ne pas y penser, elle accepte sans hésiter.

Elle souffle légèrement du nez, petit rire étouffé alors qu'il parle de faire entrer son cheval dans son appartement. L'affection qu'il exprime pour Avery lui arrache un sourire attendri ; plus qu'un cheval, c'est un ami. Elle n'a jamais eu d'animal, Ruby, mais combien de fois a-t-elle entendu qu'ils étaient bien meilleurs que les humains, bien plus loyaux, moins décevants ? Elle aurait mieux fait, au lieu d'un rendez-vous galant, d'aller dans un refuge adopter un chien esseulé. Elle aurait dû s'attendre à ce qu'il lui retourne la question pourtant elle est surprise, plus que par le compliment qui fait naître un sourire en coin sur ses lèvres. Elle se sait attirante, Ruby, elle en joue bien souvent auprès des hommes, et a l'habitude des mots doux et un peu creux de la part d'inconnus.

Pas vraiment un choix non… Mais comme on dit, mieux vaut être seule que mal accompagnée.

Un soupir lui échappe. Combien de fois au juste s'est-elle répété cette phrase comme un mantra, l'usant jusqu'à la corde jusqu'à la vider de son sens ? Elle n'y croit même plus, Ruby, et sa présence dans cette calèche en est la preuve. Si elle se sentait vraiment mieux seule, elle serait rentrée chez elle, aurait commandé un bon repas et aurait profité de sa soirée comme une reine du self-care sans penser une seule fois à Joshua. Mais elle est là, réduite à faire la conversation avec un inconnu pour éviter d'entendre ses pensées, en route pour… quoi exactement ? Une vengeance ? Une explication ? Elle peut mentir autant qu'elle souhaite, fuir sa déception et sa tristesse, mais quand elle rentrera dans son appartement vide, la solitude la rattrapera.

J'imagine qu'au moins Avery ne vous pose pas de lapin…

Un ricanement sans joie sur les lèvres, elle se concentre sur le pas régulier du cheval, rassurant et étrangement familier. Elle n'a jamais fait d'équitation, Ruby, ni voyagé dans une calèche, pourtant le doux roulis la berce comme une mélodie dont elle connaît toutes les notes.