Les temps étaient rudes, les gardes méfiants de tous les gitans qu’ils croisaient –qu’ils soient en train de divertir la foule ou de simple passage dans les rues–, couper des bourses et en appeler à la pitié des badauds ne remplissait pas toujours un estomac. Si la cour s’était toujours débrouillée pour éviter les situations de famine particulièrement importantes, il était rare que leurs tables débordent de victuailles pour autant. Ils n’étaient cependant pas plus à plaindre que d’autres mendiants, la solidarité des uns qui travaillaient de jour avec les autres qui parcouraient la nuit permettait généralement de maintenir un train de vie sinon luxueux au moins agréable.

Clopin faisait tantôt partit de la première, tantôt de la seconde catégorie, quoique maintenant qu’il était devenu le Coësre à son tour ses activités se déroulaient plutôt en journée, tandis que la nuit était réservée à la vie auprès des siens dans les souterrains. Et s’il était toujours celui pré-désigné afin d’animer leurs plus folles célébrations (le son des grelots de sa tenue de spectacle était désormais de notoriété publique dans tout Camelot), cela faisait quelques temps déjà qu’il se plaisait plutôt à divertir les moins importants (pour l’heure) des citadins –leurs enfants. Tous les jours, tandis que ses compagnons et lui-même prenaient place sur l’une des grandes places de la ville, de chères têtes blondes attendaient déjà patiemment assis devant l’emplacement où quotidiennement il amenait sa roulotte de spectacle dans l’un des seuls endroits un tant soit peu calme du lieu.

Etre physionomiste était un avant non négligeable dans ce qu’il faisait, ce qui lui permettait de reconnaître d’un seul coup d’œil sur son auditoire lesquels de ces bambins étaient accoutumés à voir ses marionnettes danser, et ainsi trouver derechef quelle histoire serait la plus adaptée. Il pouvait parfois arriver que certains entendent deux fois la même, mais il s’assurait toujours qu’un délai suffisant se soit écoulé afin qu’ils aient le plaisir de le redécouvrir à nouveau.

Ce jour-là, il reconnut d’habituels enfants qui venaient régulièrement l’écouter, sûrement après la fin de leurs leçons s’ils avaient été bien sages comme il avait déjà entendu certains adultes leur dire, mêlés à de nouvelles têtes. Au milieu d’eux, une jeune fille à la crinière brune et aux yeux d’émeraude pour laquelle il ne voyait aucun adulte en sa compagnie retint quelques instants son attention, mais tout aussi rapidement qu’il s’était occupée d’elle il fit apparaître deux marionnettes autour de lui et posa son regard sur le petit groupe plus ou moins sagement assis devant lui, commençant son conte.

La journée suivit ainsi son court habituel, jusqu’à ce qu’enfin arrive le temps pour les saltimbanques de prendre une pause. C’est à ce moment que la petite fille qui avait attisé sa curiosité plus tôt refit son apparition dans son champ de vision, déposant quelques modiques pièces (autant dire une fortune) dans leur chapeau puis s’éclipsant tout aussi vite. Clopin fronça ses sourcils cachés derrière son masque pourpre, suivant l’enfant du regard jusqu’à être sûr que son intuition avait vu juste –elle était seule. Ils n’étaient pas riches pour sûr, mais le pain ne venait jamais à manquer pour qui sait où le trouver. Et il doutait sincèrement que ce fut son cas, maigre qu’elle était. Pourtant son apparence ne lui était pas inconnue, il ne parvenait pas encore à retrouver d’où mais il était certain de l’avoir déjà vue.

Tandis que l’un de ses compères récupérait les sous gagnés, il en attrapa quelques uns et, la marionnette à son effigie toujours accrochée à sa main gauche, se dirigea à son encontre. A grandes enjambées, il ne lui fut pas très compliqué de la rattraper et fit apparaître d’un mouvement souple devant son visage le morceau de tissu violet. De sa voix aiguë, qu’il ne cherchait même pas à camoufler comme n’étant pas la sienne parce qu’il n’était définitivement pas ventriloque, il s’adressa à elle à travers la poupée :

« Regarde Clopin, c’est la petite fille qui était au conte !
- Oh, mais tu as bonne vue petit démon, je la reconnais maintenant. » continua Clopin lui-même en se glissant entièrement devant elle. La marionnette reprit :
« Tu es toute seule petite demoiselle ? Où sont tes parents ? »