Les pommes sont faites pour être mangées
Elise BlucatWalsh JekyllLa journée avait commencé depuis 47 heures. En tous cas, c'était l'impression que j'en avais.
N'ayant pas réussi à fermer l'oeil de la nuit, je n'étais sans doute pas trop loin de la réalité au final. J'avais quitté mon salon avant même que le soleil ne soit levé. Il y avait eu des gros soucis dans mes livraisons de produits et je ne pouvais pas faire tourner mon salon dans les conditions actuelles. J'avais dû décommander deux clientes qui avaient repoussé leur rendez-vous au lendemain et, malgré mon aversion à me déplacer en voiture, j'avais bien dû me décider à prendre le mal à la racine et aller affronter le bureau de poste.
Ils n'ouvrirent pas à l'heure, comme pour ajouter à ma journée, et je dus me résoudre à faire le poireau pendant deux bonnes heures. J'aurais pu repartir, comme m'y invita, sans délicatesse, mais je ne croyais plus aux belles promesses. Il était, sans doute, impoli de ma part de mettre ainsi la pression sur le dernier maillon de la chaîne qui ravitaillait mon salon, mais je n'avais d'autre choix. D'autant que la pression n'était que relative.
Une fois de plus, ma condition de femme, polie et réservée, me jouait des tours. Si j'avais su élever la voix et m'énerver, j'aurais sans doute obtenu davantage de résultats...
Finalement, j'obtins mes colis, et personne ne se proposa pour m'aider à les charger dans ma voiture. J'allais repartir chez moi mais j'avais encore un arrêt supplémentaire à faire. Je voulais remercier mes clientes pour leur compréhension et j'avais opté pour une tarte de chez Granny's. Dans la ville, elles faisaient l'unanimité.
Cet arrêt ne tombait pas au bon moment, mais je n'aurais sans doute pas le courage de reprendre ma voiture une fois de retour au salon. Je me garais sans soucis, remerciant le ciel pour cette unique facilité dans ma journée, et je m'empressais d'aller passer commande. Naturellement, il y avait du monde et je dus, à nouveau, attendre. Mais c'était différent. Là, c'était expliqué avec un sourire.
Par chance, Jack n'était pas dans le restaurant. Je suis certain que je ne l'aurais pas supporté.
Est-ce d'avoir pensé à lui ? Est-ce son ombre qui eut raison de moi ?
Je revins à mes sens pour constater que j'étais au sol. Je notais aussitôt la saleté (pas que le lieu ne soit pas entretenu, juste qu'il y avait beaucoup de passage) et je ne dus pincer du nez, peu contente de m'y retrouver. Une voix, douce et avenante, se détacha de la cacophonie qui me saisit quand mon ouïe reprit ses droits. Troublée, je me laissais aider pour retrouver une position assise, mais j'avais la tête qui continuait de tourner et quelque chose qui bourdonnait en toile de fond dans mes oreilles.
J'eus un sursaut lorsque deux mains encadrèrent mon visage, surprise plus que choquée et, pour la première fois, je croisais le regard associé à la voix. Ce nouveau choc manqua d'avoir raison de mes maigres forces, tant le bleu était profond. Je ne vis que ce regard, pendant un long moment, avant de constater qu'il était associé à un visage. Puis de me fustiger pour ma stupidité. Naturellement qu'il était associé à un visage ! Encore heureux !
Une fois affalée plus qu'assise sur une banquette, je saisis le verre d'eau qu'il poussait vers moi. La question qu'il posa était légitime, je dus réfléchir un moment avant de pouvoir y répondre.
_
Trop longtemps, visiblement...Je reposais le verre, fermais un instant les yeux, voulus reprendre contenance et me redresser, mais ce ne fut pas un grand succès.
_
Je suis désolée, murmurais-je, par réflexe.
Oui, je suis le genre de personne à s'excuser pour tout. A toujours demander si je ne dérange pas quelqu'un quand je l'aborde, des fois que... Il me demanda s'il pouvait prévenir quelqu'un, je rouvris aussitôt les yeux pour qu'il ne le fasse surtout pas.
_
Non ! m'écriais-je (et il dut me prendre pour une folle).
Je me repris, du mieux possible, et précisais.
_
Non, je vous remercie. C'est... Inutile. Ce n'est rien.Rien, sauf que mes mains se mirent à trembler. Je choisis de les dissimuler sous la table. Je détestais me donner en spectacle. Or, j'étais le centre de l'attention. J'avais tellement honte.