Depuis que j’occupe le poste de directrice de l’aquarium de New York, j’ai pris l’habitude chaque semaine de faire un tour de la totalité des bassins côté coulisse comme côté public. Cela me permet pour la première partie de vérifier par moi-même le travail fait et à faire par mes employés, les travaux de rénovation ou d’agrandissement à prévoir.

Pour ce qui est de la balade dans les allées ouvertes aux visiteurs, c’est pour entendre, pour la raison officielle, ce que pensent les personnes en visite dans l’établissement. On en apprend beaucoup, sur ce qu’ils aiment et ce qu’ils aiment moins voire détestent. Cela permet de donner à tout le monde des axes de travail pour les mois et les années à venir.
Pour la raison officieuse de ma visite de l’aquarium, c’est juste que la mer me manque énormément, mes pouvoirs me manquent tout autant. Certains bassins me permettent de me sentir presque dans mon élément, cela m’apaise grandement.

Mon endroit préféré ? Le tunnel sous le bassin des requins. C’est là où la sensation d’être de nouveau sous l’eau est la plus grande. Même avec les prédateurs qui passent juste au-dessus de moi ne m’impressionnent pas, j’admire leur sérénité, la puissance qu’ils dégagent d’eux-mêmes et la peur qu’ils peuvent créer chez de nombreux êtres vivants, poissons comme humains.

Cette puissance et cette crainte, je les dégageais aussi au sommet de mon pouvoir. J’essaie tant bien que mal de les reproduire ici, dans ce monde sans magie. C’est plus difficile et plus fatiguant pour moi, je l’avoue.
Comme je ne vois pas de porte de sortie de cette ville, je m’adapte comme je peux. J’espère toujours trouver un moyen de retourner au Royaume des 7 Mers ou dans n’importe quel endroit où la magie est présente.

Aujourd’hui, c’est le jour de ma visite hebdomadaire des locaux. Mes employés le savent très bien et font bien attention que rien ne traine sur mon passage et que tout soit bien rangé. Ils ont déjà assisté à quelques-unes de mes colères et ont appris de chacune d’entre elles sur ce que j’attends d’eux.
A part quelques poubelles à mieux trier, des bureaux à mieux ranger et quelques bassins à mieux nettoyer, je n’ai pas grand-chose à critiquer.

Et, c’est vrai, aujourd’hui, je ne suis pas très concentrée sur ce que je fais. Je suis en mode automatique depuis que j’ai quitté la douceur et le confort de mon appartement.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’aujourd’hui est le jour anniversaire de mon arrivée à New York. 30 ans aujourd’hui que j’ai été projetée contre mon gré dans cette vie, dans cette ville, dans ce monde. Donc, oui, aujourd’hui, exceptionnellement, mon esprit est loin de mes préoccupations habituelles.

Je continue mon tour d’inspection en me dirigeant dans la partie réservée au public. Rien de très intéressant, comme toujours. La seule chose qui attire mon attention, c’est la discussion d’un groupe de jeunes sur un homme étrange dans le tunnel des requins, les animaux avaient l’air de le suivre où qu’il aille.
Etrange, très étrange, je vais voir cet homme de ce pas. Qui ose perturber mon havre de paix ? Quel individu peut avoir ce pouvoir sur de tels animaux ? Mes pensées se dirigent sur le seul homme que je connais capable de cela. Mais c’est impossible ! Comment serait-il venu ici ?

En arrivant sur place, il n’y a plus de place pour le doute. Il est bien là, se tenant droit comme un I à regarder dans le bassin des requins. Pourquoi ici ? Pourquoi aujourd’hui ? Que veut-il de moi ? La dernière fois que je m’étais retrouvée en compagnie de mon père, car oui c’était bien lui devant moi, il avait donné un coquillage magique au capitaine Crochet.
Ce dernier, pour se venger de mon père, avait enfermé ma voix dedans. Folle de colère et de chagrin, j’étais partie voler son trident et avais changer ma queue de sirène en tentacules de pieuvre.

« Bonjour père, que viens-tu faire ici ? » lui demandé-je en gardant mon calme.

Codage par Libella sur Graphiorum

Je n’arrive pas à y croire. Mon père est bien là debout, devant moi, dans mon aquarium, dans ma ville, dans ce monde sans magie. Pourquoi est-il là ? Pourquoi maintenant ? Comment m’a-t-il retrouvé dans cette mégalopole ?
Je me pose des tonnes de questions et mes sentiments sont plutôt mitigés concernant la présence de mon géniteur dans la ville de New York. D’un côté, je suis heureuse de le voir car il vient du même pays que moi et pourra sûrement me donner des nouvelles de la Forêt Enchantée et du Royaume des 7 Mers.

D’un autre côté, je lui en veux toujours par rapport à ce qu’il m’a fait la dernière fois que l’on s’est vus. Je ne lui ai toujours pas pardonné d’avoir voulu me priver de ma voix et d’avoir donné ce satané coquillage magique à ce satané pirate de Capitaine Crochet.
Comment a-t-il osé me faire ça ? A moi ? Sa propre fille ? Je ne sais pas si je vais lui pardonner un jour, si je peux lui pardonner un jour.

Je le vois me sourire comme il me souriait quand nous étions ensemble sous la surface de la mer et qu’il était heureux de me voir. Ce sourire était aussi celui qu’il me faisait quand il avait quelque chose à m’expliquer à l’époque où j’étais une toute jeune sirène et que je lui posais des questions sur le monde qui nous entourait.

A cet instant précis, je cherche tous les moyens que je connais pour lui enlever ce sourire de son visage, ma colère longtemps refoulée est en train de remonter très rapidement à la surface. Je suis sur mon lieu de travail et mon poste ne m’autorise pas à faire un esclandre au beau milieu du tunnel des requins, bien en vue de tous les visiteurs.

Il commence à me répondre par des banalités, concernant notamment mon physique ainsi que mon adaptation à ce monde terrestre et fade car il est sans magie, voire étrange pour n’importe qui arrivant de notre univers. Mon père passe ensuite au travail que j’ai choisi, mon « royaume » comme il l’a surnommé.
Je n’avais jamais vu mon travail comme directrice de l’aquarium de New York comme cela mais j’avoue que la comparaison peut se faire puisque je dirige cet établissement comme je l’entend. Mais la comparaison s’arrête là, car je dois malgré tout rendre des comptes au conseil d’administration.

« Quand la vie ne nous donne pas le choix, on trouve le moyen de s’adapter. Je dois te remercier pour cette leçon, je l’ai appris à mes dépends de ta part il y a très longtemps maintenant. Mais tu n’as pas répondu à ma question de tout à l’heure. Que viens-tu faire ici ? Et le "ici" comprend l’aquarium, la ville de New York et ce monde. »

Les requins restent toujours près de nous à tourner en rond en se demandant ce qu’il va se passer ensuite.

Codage par Libella sur Graphiorum

Je me demande vraiment ce que mon père pouvait faire dans mon aquarium. Rien que le voir là devant moi me fait remonter toute la colère que j’ai réussi à contenir toutes ces années. Cela fait vraiment très longtemps que je n’ai pas ressenti ce sentiment ni la puissance de ce sentiment.
Il faut que je prenne sur moi, je dois me contrôler, quoi qu’il en pense, il est sur mon territoire. Comme il l’a dit tout à l’heure, c’est mon royaume et il devra faire selon mes règles et ma volonté. Je ne me plierai pas à ses choix, je ne suis plus la jeune fille fragile qui vivait sous sa coupe.

Outre ma colère contre lui, je suis toujours la fille de mon père. Je l’aime comme n’importe quelle fille peut aimer son papa. Un dicton dit « de la haine à l’amour, il n’y a qu’un pas », il s’applique parfaitement à notre relation.
Après un petit temps de réflexion, il répond enfin à ma question concernant sa présence dans mon établissement. Sa famille lui manque ! Que c’est touchant autant de mièvrerie ! Il veut connaitre la raison de ma venue ici. Comme si cela avait été mon choix !

« Parce que tu crois vraiment que j’ai choisi de venir ici ? N’as-tu pas su ce qu’il m’était arrivé ? J’ai atterri dans ce monde contre ma volonté ! La faute en revient au couple des Charmants avec l’aide de l’Apprenti. Donc, non, je n’ai pas décidé de changer de monde. Ma vie me convenait très bien comme elle était. »

Je me mets à regarder le bassin des requins et commence à repenser à ma vie dans la Forêt Enchantée, à mes pouvoirs, à mes égales à défaut de les appeler mes amies. Que sont-elles devenues ? Cruella est quelque part dans ce monde, que fait-elle maintenant ? Et Maléfique ? Où était-elle ?
Mon père continue dans son flot de banalités concernant sa vie dans la ville de New York. Il commence à s’y plaire, il a aussi un boulot mais quelques éléments de notre royaume lui manquent. Je préfère rester ici sans pouvoirs que de rentrer avec lui et lui être redevable.
Il me rejoint dans la contemplation des plus grands prédateurs des mers. Il me demande pourquoi je suis dans ce monde. Je prends une grande inspiration, je me retourne vers lui et lui explique toute mon histoire depuis que j’avais troqué ma queue de sirène en tentacules.

« Je vais reprendre mon histoire à partir du moment où tu m’as trahi. Une fois ma queue transformait en tentacules, je suis partie dans toutes les contrées du Monde des Contes afin de faire mon apprentissage de la magie et développer ma magie.
J’ai fait la connaissance de deux femmes aussi avides de pouvoir que moi : Maléfique et Cruella. On s’entendait plutôt bien car nos capacités étaient complémentaires. Un jour, nous avons appris que Regina projetait de lancer le Sort Noir et nous avons essayé de la contrer en avertissant le couple des Charmants.

Blanche-Neige et Maléfique étaient toutes les deux enceintes à ce moment-là. Blanche et Charmant avaient peur de la noirceur qui pourrait envahir le cœur de leur futur enfant, ils ont fait appel à l’Apprenti qui transféra cette noirceur dans le cœur de l’enfant de Maléfique.
Il a ensuite ouvert un portail et y lança l’œuf dedans, avec Cruella nous avons été happées par ce portail et on a fini ici à New York. Depuis, j’essaye de m’adapter parce que je n’ai pas le choix. Je te l’ai dit tout à l’heure, j’ai bien retenu la leçon, père. »

Mon père continue de me parler de notre relation, il dit qu’il a des regrets, ses mots sonnent creux à mon oreille. Mais je lui laisse encore un peu le bénéfice du doute. Il m’apprend que mon oncle Hadès et ma nièce Ariel sont également dans cette ville mais ne se souviennent pas de leur véritable identité.
Est-ce un subterfuge de la part de mon géniteur pour renouer les liens entre nous ou est-ce la vérité ?
Quoi qu’il en soit, il dit qu’il me donne une chance d’être moi-même grâce à sa présence dans cette ville. Je retrouve son côté présomptueux tellement olympien, il parle de nouveau comme un dieu et non comme un père.

« Si ce que tu dis concernant Hadès et Ariel est vrai, qui sont-ils ici et comment sont-ils arrivés dans cette ville ? Pourquoi ont-ils perdu leurs souvenirs ? Pour ce qui est d’être moi-même, je ne le serai que le jour où j’aurais retrouvé mes pouvoirs et cela est au-delà des tiens. Tant que je me trouve à New York, je vais rester la femme que je suis devenue que tu sois là ou non. »

Codage par Libella sur Graphiorum

Cette discussion avec mon père me fait prendre conscience de tout ce que je gardais enfoui loin, très loin dans ma mémoire et dans mon cœur, tout ce que j’ai essayé d’oublier depuis mon arrivée dans ce monde et dans cette ville.
Depuis mon arrivée, telle une anguille, j’ai pris le temps d’observer ce qu’il se passait autour de moi, de comprendre comment les gens fonctionnaient et comment leur comportement pouvait m’être le plus profitable.

C’est ainsi que j’ai réussi à devenir la femme que je suis et à la place que j’occupe dans cet établissement comme dans la société new-yorkaise. Voir débarquer monsieur mon père de nulle part risque de me faire revenir en arrière et retomber dans mes travers, enfin ceux que j’avais quand je vivais encore dans le Royaume des 7 Mers et sous son autorité.
Ces mauvaises habitudes, j’avais réussi à les dompter et à les transformer, certaines à les transformer en atout. Je ne veux pas qu’elles reviennent sinon je risque de perdre tout le bénéfice de mon travail, de mon train de vie et de tous les marchés que j’ai passé jusqu’ici.

Je l’entends parler sans vraiment l’écouter, mes pensées sont plus concentrées sur le bassin des requins que j’observe avec attention. Ils sont tellement sereins dans leur royaume aquatique malgré les frontières que leur donnent les bords de l’aquarium.
Une chose dite par mon géniteur me fait réfléchir depuis tout à l’heure. Comment Hadès et Ariel ont-ils atterri ici ? Pas avec le Sort Noir, c’est une évidence dans mon esprit. Je connais très bien les conséquences de cette malédiction et faire venir des personnages de contes dans une grande ville aussi impétueuse que New York n’en fait pas partie.

Je pense que je vais devoir faire des recherches dans des livres très durs à trouver. Heureusement, je sais où m’en procurer certains. Même si cela faisait des années que je n’avais plus mes pouvoirs, je restais aussi souvent que possible au contact de sources de savoir, de pouvoir et de magie afin de continuer à apprendre et à progresser.
Un mot dans le monologue de mon père me fait tiquer : sa sincérité. Il veut me prouver la sincérité de ses actes et de ses paroles. Lui sincère ? C’est une mauvaise blague ! Je ne l’ai jamais vu sincère avec qui que ce soit, tous ses propos et toutes ses relations étaient dans le seul but de lui être le plus profitable, même avec moi.

Je lève les yeux au ciel et ne relève pas ces paroles toujours vides de sens à mes oreilles. Il revient ensuite sur cette question restée sans réponse : la perte des souvenirs de mon oncle et de ma nièce. Il pense que c’est cette ville qui leur a fait cet effet. Je ne suis pas d’accord avec lui, je pense qu’il y a de la magie là-dessous.

« Désolée de te contredire père, mais cela ressemble plus à une malédiction qui les a envoyés ici et qui a effacé leur mémoire plus que l’impact de cette ville. Oui, ils peuvent se réinventer mais accepteras-tu une vie où tout ce que tu prends pour acquis n’est que mensonges et tromperies ? J’en doute fortement.
Je préfère savoir d’où je viens et avoir perdu mes pouvoirs plutôt que de vivre dans une mascarade. Car si j’ai raison et que c’est une malédiction qui les a amenés ici, le réveil va être brutal… »

Mon père se retourne vers moi et je fais de même, il me regarde droit dans les yeux et m’annonce à quel point il est heureux pour moi que mes pouvoirs aient grandi. Il veut voir à quel point j’ai changé et à quel point je suis devenue puissante.
Serait-ce pour savoir si je suis assez forte pour le défier et prendre sa place ? Qu’il se rassure de suite, je n’ai pas l’intention de prendre le trône du Royaume des 7 Mers, je n’aime pas être attachée à un endroit et surtout pas à celui-là.

Il me parle ensuite de notre relation, il espère qu’elle s’arrangera rapidement, il me répète qu’il n’est pas mon ennemi et qu’il ne veut que mon bonheur, qu’il souhaite être différent dorénavant. Apparemment, depuis son arrivée en ville, il apprend à être un homme plus empathique, il aurait compris que le monde ne tournait pas forcément autour de lui.

« Que de belles paroles que voilà cher père. Mais je n’y crois pas un seul instant. Comment en si peu de temps tu aurais pu changer du tout au tout ? Toi l’homme, pardon, le dieu le plus imbus de lui-même, le plus égocentrique que j’ai pu rencontrer, comment pourrais-tu devenir un homme à l’écoute des personnes qui t’entourent ? Comment peux-tu être plus compréhensif de ces mêmes personnes ? »

Mes propos sont peut-être durs mais sa présence à côté de moi a fait remonter toute la rancune et la colère que j’ai contre lui depuis de nombreuses années. Peut-être que ses propos et ses intentions envers moi sont sincères, pour le moment, je n’y crois pas.
Il m’a tellement déçu par son comportement dans le passé que je ne peux pas tout balayer d’un revers de manche ou d’un claquement de doigts parce qu’il me le demande.

Il souhaite maintenant prendre congé de moi et retourner voir son frère. Soit. En partant, il me demande si j’accepte de diner avec lui. Je réfléchis quelques secondes même si je sais immédiatement quelle réponse je vais lui donner.

« Non merci, père. J’apprécie ton geste mais non, je n’irai pas diner avec toi. Pas pour le moment. Montre-moi d’abord par tes actes que tu as réellement changé et peut-être que ma position envers toi changera. Je ne te promets rien, mais j’accepte d’étudier la possibilité de te laisser revenir dans ma vie. »

C’est tout ce que je me sens capable de concéder et de lui accorder. Je tourne les talons et repars en direction de mon bureau, sans jeter un regard en arrière et à mon père toujours debout encore en train d’observer les requins dans leur bassin.

Codage par Libella sur Graphiorum