J’ajuste la sangle de Sven, le regard fixé sur les bois sombres qui s'étendent devant moi. Le souffle de la forêt est lourd ce soir, pesant, comme si elle elle-même pansait les plaies laissées par la guerre. Je devrais m'en réjouir, et pourtant, j'ai cette impression sourde, une tension qui me suit, tapie dans chaque ombre. Et puis il y a cette silhouette, surgissant entre les arbres.
Je ne sais même plus pourquoi j’ai pris ce chemin à travers la forêt. C’était un élan, comme un instinct que je n’ai pas cherché à contrer. Peut-être qu’une part de moi espérait croiser quelqu’un, peut-être lui, ce cavalier taciturne et fuyant qui erre dans cette même forêt depuis quelques semaines. Mordred. Rien que d'y penser, je sens un poids au creux de mon ventre. C’est comme si je devais comprendre quelque chose en le revoyant, comme si l’univers me poussait à affronter un visage qui me rappelle trop de choses.
C’est étrange. Pendant cette foutue malédiction, je l’avais presque considéré comme un ami. Lui, ce cocher qui me transportait à travers les allées de Central Park. On ne se disait pas grand-chose, mais chaque trajet était un répit dans cette vie de faux-semblants. C’est idiot, mais j’avais même fini par apprécier son silence, presque comme une connivence. Aujourd’hui, en y repensant, tout ça me semble terriblement lointain, presque irréel.
Pourtant, la distance que j’ai maintenant envers lui me heurte plus que je ne veux l’admettre. Pourquoi est-ce que je devrais m’approcher de lui ? Pourquoi lui, précisément, alors qu’il semble lui-même fuir tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un lien à une connexion ? Sauf que, là, maintenant, je ne peux pas faire comme si je ne le voyais pas, je ne peux pas ignorer sa silhouette en train de graviter autour d'un feu vacillant.
Je m’approche lentement, mes pas faisant craquer les brindilles sous mes pieds. Je pourrais rester caché derrière cet arbre, mais il est trop tard, mes pas m’ont trahi. Il lève la tête, et je sens qu’il m’a vu. Je pourrais fuir, revenir sur mes pas, mais quelque chose m’en empêche, quelque chose qui me pousse à m’asseoir en face de lui.
— Sven commence à être trop vieux pour ces folies.
Je ne suis plus le sombre chevalier honni des légendes arthuriennes, si je l'ai jamais été un jour. Les légendes ont ce don de faire des différentes nuances de gris du noir et du blanc, sans se soucier que le contraste avantage ou lèse certaines personnes. Cela dit, la robe de ma monture reste aussi sombre que le cuir de son harnachement ou le tissu épais de ma cape de voyage , et ce n'est surement pas demain la veille que l'on me verra porter le fer blanc rutilant des armures des héros des légendes.
De toute manière, c'est bien trop remarquable de nuit, dès lors que la lumière de la lune se réfléchit dessus. Avec nos sombres atours, Argo et moi passons inaperçus, du moins quand le pas lourd de l'étalon ne fracasse pas les branches d'un jeune arbre tombé au sol sur son chemin. Soyons honnêtes, Argo sait être aussi discret qu'un jeune faon quand il l'a décidé, mais il ne le décide pas tout le temps. Et il semblerait que ce soir, il en ait décidé autrement. Il ne sert donc à rien de profiter du couvert de la nuit pour avancer dans la plus grande discrétion, pas quand Argo en a clairement décidé autrement.
Je met pied à terre dès que les environs me semblent assez faciles à surveiller et à défendre pour me permettre de m'arrêter, délestant mon cheval du poids de son harnachement avant de ramasser assez de petit bois pour allumer un feu de camp. Pas de la plus grande discrétion non plus, mais la nuit promet d'être froide, si on en croit les nombreuses étoiles qui percent le ciel au dessus de nos têtes. Alors, un feu de camp ne sera pas de trop, même s'il doit signaler ma position.
D'ailleurs, il ne faut qu'une bonne demi-heure pour que l'étalon somnolent dans un coin de la clairière relève la tête et pointe les oreilles, clairement alerté par un bruit aux alentours. Je relève le regard des flammes face auxquelles je suis assis, portant la main à la garde de mon épée posée au sol à coté de moi. Mon regard sombre perce l'obscurité environnante, parvenant finalement à mettre un visage sur l'arrivant, et un nom sur ce visage. Enfin, un nom qui n'est surement pas le sien, vu les circonstances qui ont mené à notre précédente rencontre. La malédiction de New York, cette ville où les immeubles ont remplacé les arbres, exception faite de cet étrange poumon vert qu'est Central Park au milieu de cette immensité de béton. Je l'observe alors qu'il s'installe face à moi, ma main relâchant la garde de mon épée mais sans s'en éloigner véritablement.
"Un ami à toi? Ou bien parles-tu de toi à la troisième personne?"
Il suffit de remarquer l'attitude de Argo pour savoir qu'il n'est pas seul. Cependant, l'inconfort de mon compagnon me laisse indécis, me donnant l'impression qu'il ignore ce qu'il sent dans la pénombre, et sans doute est-ce ce qui me fait garder la main à proximité de mon épée malgré que je reconnaisse l'homme qui me fait face.
"Puisqu'il semblerait qu'il nous faille nous présenter de nouveau, je suis Mordred, de Camelot. Et toi, qui es-tu et d'où viens-tu dans ce monde?"
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Mer 30 Oct - 9:03
