Elle semblait apprécier mon rhum. J’avais toujours aimé la bonne qualité. En toute chose. Sa bravade me fit rire doucement, et je secouais la tête doucement, tout en la rassurant.
« Tu n’auras pas à te déshabiller. »
Mon verre posé sur la table, je m’approchais d’un coffre au pied de mon lit et l’ouvrit. J’en sorti une chemise propre en lin clair et un pantalon que je posais quelques instants sur ma couverture. Me relevant, je repris les vêtements que je lui tendis et haussais les épaules.
« Passes-les sur tes propres vêtements. Pour les chaussures malheureusement, je n’ai pas ta taille. »
A la rigueur, j’avais un jeune mousse qui pourrait peut-être lui passer quelque chose. Je ne savais combien de temps resterait mon invitée.
Je repris mon verre pour boire d’une traite, pareillement. Le liquide ambré brûlait délicieusement ma gorge. Une nouvelle tournée fut servie. Les verres n’étaient pas bien grands et je la soupçonnais de pouvoir me suivre en partie sur ce terrain.
Ses remarques sur la perle n’étaient pas sans fondement. Sans la toucher pour autant, je posais mes avants bras sur la table pour observer plus à mon aise ce qu’avait recraché l’océan.
Je ne relevais pas ses insinuations car en fait, je ne me sentais nullement coupable.
« Nous avons essuyé une grosse tempête hier et la mer a rejeté cela sur le pont. L’un de mes marins me l’a apporté. Et le seul vœu que j’ai fait en me couchant c’était d’avoir une bonne nuit de sommeil.»
Rien à voir avec la réalité. Même si sa présence était des plus agréables. C’était la stricte vérité.
Me relevant, je repris mon verre et le vidait d’un trait et avouait avec un soupir tout en la regardant.
« Et je ne veux pas être désagréable doux cygne, mais si j’avais vraiment la possibilité de ramener quelqu’un ici. Ce ne serait pas toi, mais elle. »
Je désignais de l’index tenant toujours mon verre le portrait de Milah. Mon cerveau se réveillait enfin. Et si elle avait été là pour servir de monnaie d’échange ? Pour ramener mon aimée ? Fallait-il la jeter elle à la mer en offrande ? Avec ou sans la perle ?
« Avoir un truc pareil et ne pas savoir s’en servir. Quel gâchis. »
J’avais parlé pour moi-même. Toutes ces idées n'étaient que feu de paille. Rien de concret, rien de tangible. Secouant la tête, je chassais mes illusions perdues.
« Rien ne dit que cela à a voir avec cette perle. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. »
Ou pas.
« Ça te dis de monter sur le pont ? Sinon, je peux faire venir dans cette cabine un vieux marin du nom de Edwin qui connait nombre de contes et légendes. Peut-être aura-t-il entendu parler d’un cas similaire au tien ? Une jolie jeune femme qui apparaît comme ça à la faveur de la nuit et qui viendrait de Boss ton. Peut-être a-t-il même entendu parler de cette contrée. »
Là, les solutions en pleine mer étaient tout de même limitées.
« Au fait Boss ton c’est une région, un pays, un village ? »
J’imaginais une contrée très chaude où un minimum de vêtements serait nécessaire compte tenu du peu qu’elle portait à son arrivée.
Je devais avouer que oui, j'avais froid et malgré tout ce que je pouvais penser de la situation, si je tombais malade – réellement ou dans un rêve – je ne pensais pas que je pourrais continuer bien longtemps à assurer que je savais prendre soin de moi-même. Je profitais donc qu'il ait les yeux rivés sur la perle pour retirer son manteau et enfiler la chemise qu'il m'avait tendue, avant de rajouter le pantalon par-dessus mon pantalon de yoga. Je remis ensuite la cape par-dessus le tout. Celle-ci avait commencé à accumuler ma chaleur, contrairement à la chemise fraîche qu'il m'avait fait passer et je n'avais pas envie de me mettre à claquer des dents. Déjà que mes orteils étaient rouges d'être dans un air glacial, sur un bois glacial.
Apparemment, tout comme moi, son seul souhait avait été d'avoir une bonne nuit de sommeil. « Je doute que cette réunion soit le fruit d'un vœu de sommeil », soufflais-je, un peu perdue dans mes pensées. « A moins que tu ais besoin de compagnie pour bien dormir... » Ce qui n'était pas mon cas. Depuis Neal, je n'avais réellement dormi avec personne. J'avais eu quelques relations d'un soir, bien sûr, mais jamais rien de sérieux, alors rester jusqu'au lendemain dans le même lit ne m'avait jamais semblé nécessaire ou bon. De toute manière, je dormais mal dans un lit qui n'était pas le mien et je refusais que quiconque entre dans mon lit. Autant dire que si c'était là le point commun entre ma présence et un vœu, ça n'était certainement pas le mien.
Mais il contra mes pensées frivoles, assurant que s'il avait eu les moyens de faire venir quelqu'un jusqu'à lui, ça aurait été la femme dont le portrait trônait sur l'un des murs de ces quartiers. Je me tendis, croisant lentement les bras et reculant d'un pas, mettant soudainement plus de distance entre nous qu'il n'y en avait eu jusqu'alors depuis qu'il s'était levé de son lit. Je n'écoutais pas vraiment ses réflexions suivantes, concentrée sur la situation. J'étais dans la cabine d'un homme qui se prenait pour le capitaine crochet et qui avait perdu (ou cru perdre) une femme à laquelle il était visiblement plus qu'attaché. Une femme à qui je ne ressemblais absolument pas. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Si encore j'avais ressemblé à la femme, j'aurais pu penser que c'était un tueur en série cherchant à reproduire une sorte de rituel morbide lui servant à supporter de ne plus avoir la femme qu'il aimait sous la main. Devais-je voir les choses de la même manière ? Chassait-il des femmes qui n'avaient rien à voir avec la sienne pour les punir de ne pas être elle ? Est-ce que c'était aussi trivial que ça ? La folie d'un monstre sanguinaire, sans aucun espoir d'autre chose de plus... fantastique ?
« Boston », dis-je finalement, en roulant des yeux. « Pas Boss ton ! C'est la capitale de l'état du Massachussetts. » Voyant rapidement qu'il n'avait pas l'air beaucoup plus avancé, je poursuivais. Il est vrai qu'il avait un accent étranger qui ne m'était pas vraiment familier. Il était peut-être nul en géographie. « En Nouvelle-Angleterre ! », tentais-je, comme une évidence, qui ne sembla pas beaucoup plus favorable. « Une région des Etats-Unis ? Le continent américain ? La planète Terre ??? Tu sais, genre, la planète de Wendy Darling ? » Quitte à négocier un billet de sortie (ou une survie) avec le Capitaine Crochet, autant essayer de parler le même langage que lui.
Elle avait accepté les vêtements. Au moins ne craindrait-elle pas le froid mordant de la nuit. Il faut dire que sur le navire hormis les couvertures de peaux ou de laine, peu de moyen de chauffer s’offrait à nous. Le feu est toujours dangereux à bord d’un navire car le bois est la seule chose qui vous sépare des profondeurs des abysses.
Je n’avais nul besoin de compagnie pour dormir. La fatigue me suffisait amplement. Je me contentais de sourire à sa boutade.
Tous deux nous étions dans l’attente d’un événement, d’une issue qui mettrait un terme à cette situation incongrue ou qui du moins l’expliquerait. Nous étions sur nos gardes ne sachant quelle était la part de vérité tenue dans les propos de chacun. Méfiance et attraction liés en une communion étrange.
Apparemment, je prononçais mal le nom de l’endroit d’où elle venait. Après avoir été repris sur les sonorités du nom du lieu de sa provenance, elle tenta de situer l’endroit à travers des noms aussi peu familiers que le premier : Massachussetts, Nouvelle Angleterre, Etats Unis, Continent Américain, Planète Terre… Ce n’est que lorsqu’elle évoqua Wendy Darling que mon regard s’éclaira enfin et que ma bouche s’ouvrit.
« NON ! »
Elle venait donc de ce monde-là ? Je n’avais même pas été sûr jusque-là de sa réalité. J’avais du mal à la croire mais désormais, s’ouvraient de nouvelles perspectives. J’allais enfin pouvoir la rassurer.
« Dans ce cas, je peux te conduire jusqu’à Peter Pan et lui saura sûrement comment te renvoyer là-bas. »
Il l’avait fait pour Wendy, il pourrait sûrement le refaire pour elle. A voir ce qu’il demanderait en paiement.
En resservant une tournée de Rhum, j’ajoutais à moitié plaisantant, à moitié sérieux.
« A moins que tu ne préfères rester en ce monde, avec moi ? »
Je n’oubliais pas Milah mais depuis toujours j’étais un séducteur invétéré. C’était inscrit au plus profond de mes gènes.
D’un air plus grave, je repris.
« Qui sait ce qui s’est passé là-bas depuis ton départ. L’on m’a raconté des histoires sur les sables du temps. »
Je n’avais aucune idée de la vitesse à laquelle le temps s’écoulait dans l’autre monde. Peut-être que son escapade n’aurait duré que l’espace d’un battement de cils ou au contraire que tout ceux qu’elles connaissaient seraient morts de vieillesse à son retour. J’avais entendu quelques contes et légendes en ce sens.
« Je peux te faire une place sur le Jolly Roger si tu veux. Il y a plusieurs femmes à bord. »
L’équipage était loin d’être mixte, mais parmi eux se trouvaient plusieurs femmes qui se faisaient respecter et que je traitais sur le même pied d’égalité tant qu’elles faisaient leur part de travail et ne créaient pas d’ennuis.
Comme je l'avais pensé, son regard avait fini par s'illuminer de compréhension quand j'évoquais cette brave Wendy. Je ne pus m'empêcher de rouler des yeux. Tout ceci était complètement dingue. Je devais rêver. Il ne pouvait en être autrement. Pourtant, la morsure du froid sur ma peau avait plus que servit à me dire que je ne devais pas rêver. Ce n'était pas ce genre de froid fantomatique des rêves. C'était trop réel. Comme la brûlure du rhum ou le toucher de sa peau. Je devenais folle, à mon tour... peut-être bien...
Sans surprise, il annonça que Peter Pan pourrait m'aider à rentrer chez moi, avant d'ajouter que je souhaitais peut-être rester ici, avec lui. Il rajouta que le temps se déroulait différemment entre les deux mondes et qu'il y aurait bien une place pour moi sur son navire. Qu'être une femme ne posait visiblement pas de problème. J'eus un petit rictus amusé. « Premièrement, Capitaine, le temps passe plus vite au Pays Imaginaire. Des jours d'aventures avec Peter Pan n'ont duré qu'une nuit dans le vrai monde de Wendy. » Je récupérais mon godet, oubliant momentanément que perdre totalement l'esprit sous le coup de l'alcool ne serait probablement pas une excellente idée. « Et deuxièmement, j'ai des choses à faire, chez moi. Un travail... » Et en vérité, c'était absolument tout ce que j'avais. Un travail, un appartement et une voiture. Je n'avais rien. Personne à retrouver, pas d'avenir à sauver. « … Et d'autres choses », mentis-je, pour la forme.
« Oh et il y a une troisième chose », dis-je en posant le verre sur la table, avant de le regarder de nouveau droit dans les yeux. « Ton petit jeu de séduction ne prend pas avec moi. » J'avais l'air sévère que je prenais toujours avec ceux qui tentaient de me séduire, mais j'avais un rictus amusé, malgré tout, ce que j'avais rarement dans les circonstances. En général, je voulais juste repousser les hommes. Je préférais choisir de moi-même et faire les premiers pas quand j'avais besoin... de compagnie. Je détestais qu'on m'aborde ou qu'on tente de me séduire. Mais là, j'étais plutôt amusée. Probablement parce qu'il n'était pas un type normal essayant de me draguer dans un bar, mais un fou... ou un rêve. « Difficile de séduire une fille quand une autre regarde le petit jeu », dis-je en lançant un coup d'œil vers le portrait de sa brune. Qui jouerait sérieusement à des jeux de séduction en face du portrait de son ex (ou défunte) copine, de toute façon ?
L’alcool peut rendre violent, ou triste. Je ne connaissais pas vraiment Emma mais je penchai sur la seconde option et il semblait qu’elle ait suffisamment bu pour la nuit. Personnellement, j’estimai il m’en fallait encore un peu.
Son information sur l’écoulement du temps dans son pays me rassura, il valait effectivement mieux que cela soit dans ce sens, cela nous laissait plus de temps pour trouver une solution.
Par contre malgré ses paroles, son ton ne semblait pas convaincant. Que ce soit son travail ou les gens qui l’attendaient là-bas, cela ne semblait pas bien folichon.
Je ne savais pas si elle essayait de me mentir ou de se mentir à elle-même, mais elle continua sur cette voie en parlant de mon petit jeu de séduction. De mon crochet, je repoussai son verre et me rapprochait d’elle jusqu’à la frôler.
« Vraiment ? »
Avant qu’elle ne casse l’ambiance en me ramenant à la blessure inguérissable qui me rongeait le cœur depuis tant de décennies.
Sa nostalgie et la mienne tomba sur la pièce comme une chape de tristesse et je me reculai. Retrouvant instantanément mon sérieux, je repris mon verre pour le boire cul sec, et lui désignait ma couche.
« Tu n’as qu’à prendre mon lit, et te reposer, je vais monter et changer le cap. Nous serons dans deux jours auprès de Peter Pan, mais il demandera un prix. Je ne sais lequel. Pas sûr qu’il soit dans mes moyens. »
Je ne voulais pas l’inquiéter mais reposer les bases de la réalité. L’actuelle. Pas ce qu’elle pensait être un conte de fée. Nous étions dans le seul monde qui lui était offert actuellement. Peut-être qu’en s’endormant elle repartirait. Si ce n’était pas le cas elle devrait faire avec. S’adapter, accepter ce qu’il en était. Et dire adieu à tous ceux qu’elle connaissait.
« Quel était ton emploi ? En quoi es-tu douée ? »
Utiliser le passé aurait pu pour une autre faire naître cris et pleurs car tranchant avec ce qui avait été et le présent, mais je la pensais suffisamment forte pour encaisser et il me fallait trouver une monnaie d’échange pour Peter Pan.
« Peut-être qu’en lui donnant cette perle ? »
Cela n’avait été qu’un murmure entre mes lèvres, une pensée pour moi-même. Je n’avais aucune idée de sa valeur, de son pouvoir. J’étais prêt à l’échanger même si elle aurait pu me rapporter un bon pactole. Il me faudrait aussi donner la partie de sa valeur qui revenait à l’équipage aux hommes et femmes du Jolly Roger, nous mettions tout en commun et je me faisais un devoir d’être équitable. Mais cela c'était mon problème. Elle n'avait pas à le savoir.
« A moins que dans tes contes de fées, tu ne connaisses un autre moyen de franchir la barrière de nos mondes ? »
Mon esprit en ébullition ne cessait de passer du coq à l'âne. Elle me troublait. J'avais envie qu'elle demeure ici et en même temps quelque chose me disait que cela n'allait pas être possible.
J'avais été blessante. Je le voyais dans son regard. Je ne savais pas si c'était uniquement le sujet, trop sensible en soit pour être caché, ou si c'était cette confiance qu'il semblait m'accorder, mais je pouvais voir dans son regard que j'avais été trop loin. En temps normal, je m'en serais moqué. C'était lui qui m'avait kidnappé, après tout, non ? Pourtant, je n'arrivais pas à simplement lui faire mal. Pire, je m'en voulais. Je me mordis la lèvre alors qu'il se reculait, hésitante alors qu'il parlait. Finalement, je me rapprochais à mon tour, brisant les barrières du tolérable habituel pour aller jusqu'à le toucher. Juste attraper son bras. Juste le retire, même rien qu'un instant. « Hey ! », soufflais-je pour l'interpeller. Je me raclais la gorge, baissant les yeux une seconde avant de me reprendre pour l'affronter. Je n'avais jamais été du genre à fuir la confrontation, mais les émotions, c'était une autre histoire...
« Écoutes, je suis... Je suis désolée. Je ne voulais pas te blesser. C'est juste que tout ça c'est... tellement étrange... » Pourquoi est-ce que je n'arrivais pas à le blesser, d'abord ? C'était ça, le plus étrange, non ? « Je ne veux pas non plus que tu sacrifies quelque-chose pour moi. »Je n'en vaux pas la peine... Si nous étions au pays imaginaire, j'avais du temps pour trouver une autre solution, non ? Je pourrais vivre toute une aventure avant de rentrer chez moi et qu'une simple nuit ne soit passé. Et puis même si ça n'était pas le cas, réellement, je n'avais rien qui m'attendait là-bas. Que je rentre cette nuit, dans trois jours ou dans six ans, cela ne ferait de différence pour personne... Et puis dans le meilleur des cas, j'étais dans un rêve. Très réaliste, trop peut-être, mais je me réveillerais juste au son de mon réveil et tout cela serait vite oublié. Tout ce qui comptait, même si je refusais de l'admettre, c'est qu'il n'ait pas à faire quelque-chose qu'il ne voulait pas... ou que je ne voudrais pas.
« Je ne connais pas d'autre moyen, mais je trouverais. Si... Si tu veux m'aider, c'est okay ! Mais tu n'as pas à donner quelque-chose à quiconque en retour. Si je suis douée pour une chose, c'est survivre et me débrouiller seule. Je trouverais un moyen, sans avoir à supplier où à mendier. Mon boulot c'est de retrouver des gens qui ne veulent pas qu'on les retrouve. Une sortie ne devrait pas être plus dure à trouver. » Je n'avais jamais mendier quand il avait s'agit de trouver de quoi me chauffer ou me nourrir. Je n'allais certainement pas le faire pour me sortir d'une situation qui, ma foi, n'avait rien de critique. Repartir de zéro et tout recommencer, survivre par moi-même... C'était aussi facile et instinctif chez moi que fermer les yeux ou respirer.
Lâchant son bras, réalisant que je l'avais tenue plus longtemps qu'il ne l'était en général permis entre deux inconnus, je croisais les bras, me protégeant contre un froid soudain que je n'avais pas senti venir. « Si tu veux me déposer au plus vite à terre pour que je n'encombre pas les lieux ou... » Je poussais un soupir. « Je ne suis pas une princesse. Je n'ai pas besoin que le capitaine me cède son meilleur lit comme à une invitée de marque. Si tu as une couche à me proposer dans un coin, je saurais m'en satisfaire. » J'étais épuisée, je devais l'avouer. Après tout, j'étais censée être dans mon lit, à dormir après une longue journée.
Il semblait que moi aussi je ne la laissa pas indifférent. Sa main sur mon bras, son ton, ses paroles. Elle semblait désormais aussi gênée qu’une enfant prise en faute la main dans le pot de confiture. Je balayais d’un geste de la main ses excuses.
« Non. Tu n’y es pour rien. Je comprends ton impatience. Jetée ainsi dans un monde d’où tu ne connais pas les règles… »
J’aurai été bien plus agressif qu’elle. Je ne pouvais même pas imaginer ma réaction si les rôles avaient été inversés. Quant à la sensation de contact de sa main sur mon bras… J’étais partagé entre l’envie de la prendre dans mes bras pour l’embrasser et celui de la repousser. Le Souvenir de Milah avec les années s’étiolait, se diluait et j’avais terriblement peur de ne plus me souvenir de son rire, de sa voix, de la beauté de sa personne. Déterminée, douce et intelligente.
Devant le refus d’Emma du paiement à Peter Pan, je secouai la tête.
« Nous lui donnerons ce qu’il demandera. Si c’est ce que tu veux… »
Pour elle, j’étais prête à faire bien des sacrifices. Presque autant que pour la mémoire de Milah. Et pourtant je ne la connaissais que depuis quelques heures. C’était incompréhensible, incontrôlable et cela me mettait profondément mal à l’aise.
Acceptant mon aide elle me révéla soudainement ce qui faisait sa particularité. Les yeux brillants de convoitise, je lui demandais d’une voix rendue rauque par la sécheresse de ma gorge.
« Et si nous passions un marché. Tu retrouves pour moi le Crocodile, celui qui a tué ma femme et….»
J’avais dit « ma femme » me rendant compte de ma méprise au moment où les mots sortaient de ma bouche et je m’étais figé. Techniquement il s’agissait de celle de Rumpeltiskin, non de la mienne mais entre nous tout s’était passé naturellement, de façon fluide comme avec elle en ce moment. Comme si tout ceci était écrit. Comme si nous étions destinés l’un à l’autre. Combien d’humains avaient pu ainsi ressentir un tel amour. Et maintenant qu’elle était morte, aurais-je la possibilité de ressentir de nouveau de telles sensations. J’en doutais. J’avais déjà eu beaucoup de chance.
Reprenant ma phrase, j’achevais la formulation de ma proposition :
« Tu retrouves pour moi le Crocodile, celui qui a tué Milah, et en échange je mets tous les moyens en ma possession pour te permettre de rentrer chez toi. »
L’assassin de mon aimée ne cessait de me filer entre les doigts tel le vil reptile qu’il était. Il avait toujours une longueur d’avance comme s’il possédait le don de prescience.
Elle venait de lâcher mon bras pour croiser les siens sur sa poitrine. Je lui tendis ma main.
« Marché conclu ? »
Je voulais qu’elle accepte, pour que je puisse assouvir ma vengeance et l’aider sans qu’elle ne se sente redevable. Je ne comprenais pas comment mais je savais qu’elle n’était pas du genre à profiter. C’était évident.
J’aurai voulu caresser son visage, écarter la mèche de cheveux rebelle qui courrait le long de sa joue, mais je ne voulais pas l’effrayer. Je me sentais comme un loup aux côtés d’une biche, mais une biche qui, j’en étais persuadé, devait renfermer en elle des ressources insoupçonnables.
Lui désignant ma couche, je poursuivis.
« J’insiste. Reposes toi. Princesse ou pas, tu peux si tu le désires récupérer ici. Je vais aller vérifier que tout va bien sur le pont et j’en profiterai pour faire changer le cap. »
Je la sentais fatiguée et moi j’étais totalement réveillé. De plus la laisser dormir avec les membres de l’équipage pourraient éveiller des tensions en même temps qu’un flot de questions. Comment était-elle arrivée là ? Quelles étaient ses intentions ? N’était-elle pas une espionne ou pire une assassin destinée à remplir un contrat ?
Nous étions en pleine mer et même si chaque jour nous avions pour habitude de côtoyer d’étranges créatures et d’affronter toute sorte d’évènements bizarres, la méfiance pouvait parfois conduire à commettre des gestes regrettables. Comme vendre ses enfants contre une simple barque comme l’avait fait mon père. J’avais confiance en mon équipage, mais j’avais eu aussi confiance en mon père. Je ne pouvais écarter l’idée que parmi les hommes et femmes qui se tenaient sous mon commandement, tôt ou tard l’un d’entre eux ne chercherait pas à tirer me poignarder ou à tirer profit contre quelques pièces d’or. Je n’avais nullement envie qu’Emma se retrouve sur un marché d’esclave ou à la merci d’un ennemi. Je me sentais comme responsable d’elle. Elle me donnait envie de la protéger même si je savais au fond de moi qu’elle serait tout à fait contre cette proposition et qu’elle avait toutes les ressources pour se tirer d’un mauvais pas seule.
Je ne comprenais pas pourquoi cela me semblait si vital qu'il ne soit pas blessé au-delà de l'acceptable. La part raisonnable de moi-même, cherchant une logique, voulait croire que c'était pour continuer de m'attirer ses faveurs et éviter qu'il ne me poignarde dans un moment d'inattention. Une autre part de moi disait – voulait croire ? - que c'était autre chose. Que c'était... spécial... Un rêve spécial dont j'avais le droit de profiter pleinement...
J'étais ferme et déterminé sur le fait que je ne voulais pas qu'il sacrifie quoi que ce soit pour moi. Il avait raison quant au fait que j'étais dans un monde dont j'ignorais les règles, mais j'avais assez vécu dans la rue et la misère pour pouvoir deviner les choses importantes, vitales et vite comprendre comment fonctionnait les systèmes de rémunération et de gain. On parlait peut-être magie et voyage dimensionnel, mais la notion de valeur restait inchangé, quel que soit le monde. Je demandais, a priori, quelque-chose de très difficile à trouver, lorsque je demandais une porte de sortie pour rentrer chez moi. Le prix ne devait donc s'en révéler que plus important. Une somme à la hauteur de la difficulté. On ne parlait peut-être pas d'argent et peut-être pas d'un sacrifice que j'étais en capacité de comprendre, mais on parlait d'un sacrifice et ça, j'en connaissais l'importance et l'impact.
Mon talent dans mon monde sembla finalement l'intéresser et le détourner de l'idée d'aller voir Peter Pan. Je me figeais lorsqu'il parla de sa défunte « femme » et sembla, lui aussi, bloquer sur le mot, se reprenant finalement en remplaçant « ma femme » par « Milah ». Je décidais de ne pas y prêter attention, me concentrant sur le fond plutôt que sur la forme. « Marché conclus », dis-je, hochant la tête, en réponse à sa question. « Tu auras ton Crocodile ! » Je n'étais pas certaine que c'était la bonne chose à faire, mais après tout, je traquais des gens contre de l'argent tous les jours de ma vie. Je me fichais de savoir s'ils étaient coupables ou innocents – même si une bonne partie d'entre eux tentaient de m'amadouer en me prouvant leur innocence dans l'affaire. Ils étaient coupables de se dérober à leur liberté conditionnelle. Je les retrouvais et je les mettais entre les mains de ceux qui me donnaient le dossier. Le reste m'importait peu. Ce qui leur arrivait ensuite m'importait peu. Ici aussi, ce qui arrivait au fameux Crocodile ne m'importait pas. Même si dans le fond, je savais très bien ce qu'il comptait faire.
Alors, cela me poussait à ne pas baisser ma garde, quand bien même je sentais que je pouvais lui faire confiance. Je ne voulais ni traitement de faveur, ni raison de me relâcher. Parce que je refusais de me montrer faible et parce que je sentais que je ne devais pas me laisser aller à me sentir confortable ici. Je devais partir et je devais partir dès que possible. Qu'importe comment. Je n'insistais pas quand lui-même le fit une nouvelle fois, assurant qu'il allait remonter jouer les capitaines en haut pendant que je pouvais me reposer ici. Je hochais donc la tête, une nouvelle fois, avant de m'asseoir à la table, repliant mes jambes pour poser mes pieds sur le bord de la chaise, mes bras autour de mes genoux pour m'enrouler complètement dans la cape. « Très bien. Je vais attendre ici. Quand vous reviendrez, vous m'en direz plus sur ce Crocodile. Ça m'aidera pour savoir où commencer à chercher. » Je faisais tout pour afficher mon air le plus déterminé. Je n'allais pas me reposer, pas ici, même si je concédais à rester dans ses quartiers. Je ne devais pas me mettre en position vulnérable.
Le marché était conclu. Je craignais néanmoins pour elle, car elle ne semblait rien connaître à la magie et Rumpelstiltskin était la créature la plus dangereuse que je connaisse.
Je la quittais, non sans un pincement au cœur, peu sûr de la retrouver à mon retour. Peut-être lorsque je reviendrai ne resterait-il que son parfum ou peut-être allais-je me réveiller dans ma couche, seul, avec un arrière-goût de regrets sur les lèvres.
Rapidement, je gravis les marches qui menaient à la passerelle. La nuit maintenant était paisible, aucun nuage dans le ciel, comme si la tempête n’avait jamais existée. Seuls quelques déchirures dans les voiles laissaient encore la trace de la furie des éléments qui avait malmené notre navire et l’équipage.
Ayant donné mes instructions au timonier, car seul ceux ayant déjà été sur l’Ile de Peter Pan étaient capable d’y retourner, je passais rapidement aux cuisines prendre dans un petit sac quelques fruits, du pain et du fromage avant de rejoindre rapidement ma cabine. La main sur la poignée de bois, j’hésitais avant de pousser la porte. Lorsque je l’ouvris, elle était toujours là et sur mon visage du se lire mon soulagement, que je tentais de cacher en m’approchant de la perle et en faisant mine de l'observer tout en posant à côté sur la table les victuailles que j’avais ramené.
Je ne savais si elle avait eu un rôle à jouer dans la présence d’Emma. Peut-être qu’Ariel, la petite sirène, aurait pu m’en dire plus sur ses propriétés et confirmer ou infirmer mes doutes, mais je préférais jouer la carte de Peter Pan avant, car même si plus dangereuse, elle me permettrait de conserver à mes côtés durant au moins quarante-huit heures la belle humaine.
Pourquoi ressentais-je cette envie, ce besoin de la garder auprès de moi ? Il émanait d’elle comme une aura de chaleur, de tendresse, qui m’attirait comme un aimant.
Mon regard se posant sur le portrait de Milah, je revins sur sa question.
« Rumpelstiltskin est un sorcier très dangereux. Il n’hésitera pas user de la magie pour te blesser voire pire. »
Le prix à payer me semblait soudainement disproportionné. Et s’il lui arrivait malheur. Pourrais-je le supporter ? Il m’avait pris une main et mon amour. Je ne voulais pas qu’il lui arrive la même chose.
« Il adore faire des marchés, souvent de dupe. Il achète des services, des âmes, des cœurs… »
Et revenait chercher son dû au plus mauvais moment. Sortant les fruits, le pain et le fromage, je les installais sur le sac. Extirpant une petite dague que j’avais toujours au mollet, je l’essuyais sur ma manche et me mis à éplucher une pomme.
« On le connaît sous le nom de Rumpelstiltskin, du ténébreux, moi je l’appelle le crocodile et je n’aurais de cesse avant qu’il n’ait payé. »
Mon regard s’était assombri au fur et à mesure que je parlais de mon ennemi.
Coupant un quartier de la pomme, je le lui tendis, mon visage s’adoucissant soudain lorsque mes yeux se posèrent de nouveau sur elle.
« Tu peux te servir aussi… »
Du tiroir de la table je sorti un couteau au manche ouvragé représentant des vagues et le posait près du pain pour la laisser faire.
Nous avions pas mal bu, elle ne semblait pas disposée à s’endormir et si nous devions converser toute la nuit, autant permettre à nos estomacs de supporter encore un peu de boisson. Resservant une tournée, je pris un quartier de pomme et un morceau de fromage, occupant mes mains et mon regard sur la nourriture pour éviter de la dévorer elle. Mon attention étant sans cesse sollicitée par ses yeux, son sourire, son visage, son corps, comme si elle était désormais la seule créature de tout l'univers.
Un rayon laiteux éclaira la perle d’un doux scintillement étrange qui donnait presque l’impression qu’elle se moquait de la situation.
Il quitta la pièce, me laissant seule et j'en profitais pour regarder un peu autour de moi, ne voulant pas fouiller dans cet endroit qui semblait si intime. Je me rapprochais pourtant de l'unique fenêtre du bateau, surprise de constater que j'étais belle et bien en pleine mer. Je ne comprenais toujours pas comment j'avais atterrit ici, mais bien que tout semblait trop réel pour être un rêve, la vue à travers le carreau me semblait des plus irréel. Là, au loin, se dressait fièrement une montagne que je ne connaissais que trop bien, pour l'avoir si souvent imaginé et beaucoup vu dans des films ou sur des illustrations. Le Pays Imaginaire. Je doutais fortement que ce genre d'île existe réellement. Les gens en auraient parlé, la culture populaire dirait que le Pays Imaginaire avait été inspiré d'une île réelle, si elle avait existé. Pourtant, cet endroit ressemblait trait pour trait à l'image populaire. Peut-être que oui, alors. Peut-être que malgré le sentiment de réalité, j'étais bel et bien dans un rêve. Tout cela ne pouvait qu'être un rêve. Sinon, cela voulait dire que je devenais réellement folle.
Dans l'attente de son retour, je ne me couchais pas, comme il m'avait dit que je pouvais le faire, mais revenait sur la chaise qu'il m'avait offerte, plus tôt, ramenant mes jambes contre mes fesses, m'enroulant complètement dans la cape, le regard rivé sur l'étrange perle changeant parfois de couleur, de force de scintillement. Si j'avais cru en la magie, j'aurais affirmé que cet objet en possédait. Une petite voix en moi hurlait que de cette chose émanait une puissance magique. Pourtant, je venais d'un monde de réalité où la magie n'était qu'une histoire de tour de passe-passe.
Il revint plus tôt que je ne m'y attendais et je redressais la tête, pour le voir entrer, les bras chargés. Il commença alors à m'en dire plus, comme je le lui avais demandé tout à l'heure. Son Crocodile n'était autre que Rumpelstilskin, le nain Tracassin. Il me peignit un portrait des plus sombres : puissant sorcier, adorateur de marcher à passer, roublard. Tout en parlant, il prépara la table avec des choses à manger et je devais avouer que j'avais faim. Mon repas du soir avait été maigre, l'épuisement et le manque d'envie me faisant avaler quelque-chose uniquement pour ne pas faire un malaise et maintenant, j'avais réellement faim. En d'autre lieux, j'aurais refusé tout ce qu'il pouvait m'offrir à manger, mais j'avais déjà bu en sa compagnie et s'il n'avait pas empoisonné mon rhum, je supposais qu'il n'en ferait pas plus de la nourriture qu'il me proposait.
J'attrapais donc le quartier de pomme qu'il me tendait, le remerciant doucement avant de mordre dans le fruit, son goût sucré réveillant d'autant plus mes papilles. J'avais du mal à le quitter des yeux, un million de questions roulant dans ma tête, aucune ne concernant vraiment ni les termes de notre accord, ni ma présence, ni mon retour. J'étais une femme solitaire, abandonnée, inexistante. Pourtant, dans son regard, je me voyais existé comme dans aucun autre jusqu'à présent. Il semblait aussi hypnotisé par ma présence que je l'étais par la sienne et aussi perturbé que je l'étais par des sentiments troublés. Je n'étais pas une personne qui s'attachait. Je n'étais pas une personne qui faisait confiance, pourtant, j'étais là, dans un étrange rêve, en présence d'un capitaine Crochet des plus attirants et tout ce que je ressentais, c'était le besoin de profiter de cette chance de compter, pour une fois. Rien qu'une nuit.
« Est-ce qu'il a un point faible ? », demandais-je, décidée à me concentrer sur ce qu'on devait faire, plutôt que sur ce que je ressentais ou aurait voulu ressentir. Il avait passé du temps à le traquer. Il devait savoir quelque-chose, avoir un indice, sur ce qui aurait pu nous servir contre lui. « Quelque-chose à utiliser ? » En soit, mes actions n'étaient pas bonnes. J'allais retrouver un homme dont je ne savais rien, pour un autre que je ne connaissais pas plus et j'étais certaine qu'il avait pour unique but de le tuer. Cette histoire allait très mal tourné, j'en étais certaine, mais prise dans cette idée que c'était un rêve, je me disais que ça n'était peut-être pas si grave. Je pouvais faire cela pour lui, si ensuite, je me réveillais et que rien ne s'était réellement passé. Tuer en rêve – ou être complice – n'était pas réellement tuer, si ?