Au chaud, je me frottais doucement les genoux. Ils étaient à peine égratignés et ne faisaient même plus mal. Si, ça pique… Mais non… Killian voulu avoir la confirmation sur la situation familiale d’Antonia. Je hochais simplement la tête.

- Oui, elle n’a que notre père…

Je trouvais ça profondément triste. Antonia ne méritait pas ça. C’était sans doute bien qu’elle ait rencontré ce pirate, qu’elle ait eu le courage de lui parler. ça lui faisait quel'un d'autre.
M’invitant à rester avec l’autorisation de ma sœur, je restais pour répondre à ses questions et faire en sorte qu’il me comprenne. Il voulut savoir si nous avions quelqu’un qui pourrait s’occuper de nous.

- Il n’y a qu’Antonia, le juge et moi. Et si ça compte, il y a le pensionnat et ses professeurs.

Horribles professeurs qui faisaient tout ce que leur ordonnait mon père. C’est pour qu’on ait une bonne éducation… Killian a dit qu’il y avait d’autres façons d’éduquer les enfants, sans avoir recours à la violence.

Avec toute la gentillesse du monde, il précisa que si nous ne voulions pas rentrer, il ne nous ramènerait pas. Il nous expliqua aussi les dangers d’une vie en mer.

- Personnellement, je vous suivrais. Je n’ai pas peur de prendre des risques et des dangers. Mais ce n’est pas une vie pour Antonia… Elle est une enfant sage qui ferait tout pour son père… Elle se rend malheureuse pour lui, et je n’arrive pas à la faire changer.

C’était toujours difficile entre ma sœur et moi, nous ne voyions pas les choses de la même manière… Si nous ne partagions pas le même corps, sans doute serais-je déjà partie. Loin. Mais nous étions condamnées à rester ensemble. Et malgré tout, c’était elle qui décidait.

- Antonia, c’est un peu comme ma petite sœur… J’ai envie de la protéger, mais on n’est jamais d’accord… Elle ne voit pas que notre père est méchant avec elle, qu’il lui fait du mal… C’est pour ça que je me suis enfui, que je l’ai obligée à s’enfuir du pensionnat…
 

 

J’eu malheureusement confirmation de mes soupçons.
Il n’y avait personne d’autre pour la soutenir. J’insistais quand même.

« Tes professeurs ne sont pas une option. Mais n’y a-t-il pas une tante ? Une cousine ? Même éloignée ou par alliance qui pourrait te recueillir ? »

Arsène elle-même reconnaissait que ce n’était pas une vie pour Antonia.

« Je vois bien que tu es plus indépendante et que tu as moins de scrupules, de remords à agir. Tout comme moi. Nous faisons les choses qui doivent être faites. Mais je comprends aussi Antonia pour qui, hormis toi, son père est la seule attache qu’elle ait. Ce qui ressemble le plus à une famille. Ce qui la lie à sa mère. »

Moi-même j’avais été abandonné ou plutôt vendu avec mon frère contre une barque par mon père.
Je m’étais souvent dit que s’il était resté peut être Liam ne serait-il pas mort et alors ne serais-je pas pirate. Non que je regrettais cet état, mais mon frère me manquait aussi.

Tournant encore le lapin, je vérifiais la cuisson et le remis encore un peu sur le feu.

« Ce sera bientôt prêt. »

Observant le petit visage volontaire et plus sombre que celui de sa sœur je poursuivis.

« C’est bien de soutenir ainsi ta sœur. »

J’avais accepté le fait tel quel. Désormais pour moi, Arsène était bien à mes yeux la sœur d’Antonia et comment aurais-je pu le nier en la regardant sans avoir bu une goutte de rhum depuis des heures.

« Je pense qu’avec le temps elle ouvrira les yeux mais il est bon que chacun fasse ses propres expériences et ses propres erreurs. »

Je n’étais pas pour imposer ma vision des choses.
Chacun apprend chaque jour de nouvelles choses et si l’on est suffisamment ouvert d’esprit c’est ce qui nous construit.



 

 
- Non, on n’a vraiment personne... Même pas d’ami... Au pensionnat, personne ne veut nous parler, parce que nous sommes la fille du juge Claude Frollo...

Pour beaucoup, fréquenter la fille du juge était déjà un risque pour s’attirer des ennuis... Fréquenter l’enfant étrange était mal vue également... On n’est pas bizarre... Pour les autres si... Je m’en fichais d’être toute seule, mais Antonia voulait des amis...

Killian semblait comprendre ma sœur... Je pensais qu’il était préférable d’être seul que mal accompagné. On serait mieux sans le juge. Non... Je me contentais d’hocher la tête aux dire du pirate.

Le regardant faire cuire le lapin, je réfléchissais à la situation. A moins de fuir vers l’inconnu, nous n’avions pas d’autre choix que de rentrer à la maison, et ça me désespérait... Il n’y avait rien pour nous là bas.

- Ce n’est pas toujours facile de la soutenir. On n’est jamais d’accord. Elle a peur de tout, ne veut rien faire...

Je suis désolée... Ce n’est pas vraiment de ta faute. Et il avait sans doute raison, Antonia finirait par ouvrir les yeux sur notre père qui n’était pas aussi bon que ce qu’elle pensait.

- J’espère rqu’elle finira par comprendre... Et qu’elle ne prendra pas trop longtemps.

Mes yeux se posèrent ensuite sur la poupée qui était posée dans la paille. On était partie sans elle...

- Le juge ne va pas nous la laisser...

Antonia serait triste sans le cadeau de Killian, mais j’imaginais mal notre père la laisser jouer avec. Peut-être que le marin aurait une solution...

- J’ai faim... Dis-je avec un petit sourire.
 

 

Personne.
Pas même une amie.
Je me sentais triste pour elle.

« La peur apporte la prudence. La vigilance.  Toi tu lui apporte la force de se dépasser. Vous êtes complémentaires. »

Je lui souris pour l’encourager.

« Et ce n’est pas vrai que vous n’êtes jamais d’accord. La preuve vous m’aimez bien toutes les deux. »

Je lui fis un clin d’œil pour la faire sourire.
La tristesse se peignit dans ses yeux tandis qu’elle avouait ses craintes quant à la poupée.

« Je la ferai livrer au pensionnat de la part du Juge Frollo. Personne ne mettra en doute un mot signé de sa part. »

Sa signature était au bas de nombreux avis de recherche. Facile à imiter. Et ce n’était pas la peur qui m’arrêterait.

Le lapin cuit, je le retirais du feu et soufflait dessus avant de mon couteau de le couper en deux, lui donnant les deux cuisses. Le meilleur morceau.

« Manges, cela me fera plaisir. »

Je ravivais les flammes et détachais un morceau de viande.
Elle était délicieuse. Un peu de sel l’aurait rendu parfaite.

La laissant quelques instant j’allais chercher le seau d’eau abandonné dehors et le rempli. Puis je revins et pris ma timbale de voyage que je remplis et lui tendis.

« Cela sera plus frugal qu’à midi et moins bien servi, mais c’est tout ce que j’ai à t’offrir. »

Tranquillement, je mangeais et buvais.
Jetant de temps à autre des coups d’œil vers la porte de la grange. Inquiet de voir arriver son père.
Combien de temps avions nous sur lui ?
Quelques heures ? Une demi-journée maximum ?
Quoi qu’il en soit lui aussi devrait faire une pause pour  passer la nuit.

« Quand tu voudras dormir, nous irons sur la couverture que j’ai installé là-bas puis nous dormirons avec ta poupée.  Je veillerai sur toi, ne t’inquiètes pas. »


 

 
Pour Killian, Antonia et moi étions complémentaires. Il n’avait pas tort… Et il avait aussi raison sur le fait que nous étions au moins d’accord sur un point : nous l’apprécions toutes les deux. Je lui fis un petit sourire.

- Oui, on t’aime bien toutes les deux. J’ai souvent été d’accord avec toi aussi.

Presque tout le temps même. Je voyais les choses comme lui, il n’était pas comme notre père, il avait l’air de savoir ce qu’il y avait de mieux pour Antonia, et ça me faisait plaisir. Si nous pouvions rester avec lui, nous ne nous ferions sans doute plus taper dessus, et j’aurais moins l’air d’être une enfant turbulente… Mais nous allions devoir rentrer à la maison, et je n’étais pas sûre que nous puissions garder la poupée avec nous. Heureusement, le pirate avait une solution.

- Merci beaucoup…

Il est vraiment gentil. Très gentil.

Vint ensuite le moment de partager le repas. J’avais faim et je salivais devant les deux cuisses qu’il me tendait. Lui souhaitant bon appétit, je mangeais de bon cœur, savourant les morceaux de viande. Il partit ensuite chercher de l’eau qu’il me servit dans sa timbale.

- C’est plus agréable de manger comme ça que de manger avec notre père. ça me convient très bien.

Loin du protocole. Loin des règles. J’aurais préféré partager tous mes repas comme ça avec lui, plutôt que de manger dans une grande salle presque vide avec plein de plats différents à goûter. Les choses simples avaient parfois bien meilleure saveur quand l’atmosphère était plus agréable.

- D’accord. Je ne m’inquiète pas. Je sais que tu seras là.

Jusque là, il avait tout fait pour nous protéger, alors je ne voyais pas pourquoi ça changerait tout d’un coup. J’avais confiance en lui, il nous avait montré que nous pouvions compter sur lui.

- Tu nous raconteras des histoires de pirate avant de dormir ? Tes histoires à toi ?
 

 

Bien qu’habituées à vivre de façon plus confortable, Antonia et Arsène n’avaient pas élevé une seule plainte ou fait une seule remarque sur le peu de confort de cette grange et le frugal repas que je pouvais leur proposer.
Je les trouvais très courageuses.

Lorsqu’elle insista même sur le fait que c’était plus agréable qu’avec le juge Frollo, je ne relevais pas pour ne pas enfoncer le clou et attrister Antonia qui lui trouvait toujours des excuses.
Je ne pouvais qu’imaginer sa vie, de belles robes, dans une jolie maison, de somptueux repas mais pas d’amour. Une indifférence que toutes ces coûteuses choses ne pouvaient pas remplacer.

Après lui avoir assuré que je lui raconterai au moins une histoire, le repas terminé, j’éteignis le feu. Il aurait été trop dangereux de le laisser brûler sans surveillance.
Une toilette rapide, car l’eau était bien froide, et nous allâmes sur la couche que j’avais préparé. Nos manteaux nous servant de couvertures.

« Alors, installes toi confortablement et je vais te raconter la fois où nous avons fait couler le Redoutable. »

Je la laissais s’installer puis l’entourant de mes bras, je commençais doucement, sur un ton qui lui permettrait de s’endormir après la rude journée qu’elle avait eue.
J’avais bien sûr choisi une histoire peu effrayante, ne voulant pas qu’elle fasse ensuite des cauchemars.

« C’était par une nuit noire, sans lune. Le ciel était chargé de lourds nuages qui semblaient prêt à vomir leur flot de larmes sur nos épaules. Nous avions abordé la veille un navire marchand et nous avions pu ainsi refaire le plein de vivres, d’eau et de beaux tissus et bijoux que nous comptions revendre dans un port prochainement lorsque la vigie m’informa qu’elle avait vu une lumière au loin.
Il ne nous fallut pas longtemps pour déterminer que nous étions pris en charge par un navire pirate. Il est courant que les pirates s’attaquent entre eux quand ils sont sûrs que l’autre a à son bord un beau butin. »


 

 
- On ne va pas avoir froid si le feu est éteint?

Sur ces mots, je partis me débarbouiller le visage. Une brève toilette à cause de la température glaciale de l’eau qu’il était allée chercher. A sa demande, je m’installais sur nos lis de fortunes et me blottit dans nos manteaux qui nous tiendraient chaud pour la nuit. Il nous promit une histoire, et j’étais bien contente. Moi aussi je suis contente, on va entendre une histoire de pirate, racontée par un pirate !

- Je vais laisser la place à Antonia, elle aime beaucoup les histoires. Dis-je avec un petit sourire.

Fermant les yeux, je me laissais aller…

Je suis Antonia

Rouvrant les yeux, je me retrouvais sous les manteaux, sur le tas de paille qui nous servait de couche. C’était quand même confortable, je dormirais bien ce soir. Killian me prit doucement dans ses bras et il commença à raconter son récit. Je l’écoutais attentivement, serrant la poupée qu’il m’avait offerte contre moi. Profite bien de ce moment, écoute le bien. Il s’agissait de l’histoire de l’abordage d’un navire marchand, suivit de se propre poursuite par d’autres pirates. J’imaginais très bien les scènes qu’il racontait dans ma tête. Tout ça semblait passionnant.

- Qu’est-ce que vous avez fait ? Qui a attaqué d’abord ?

Il me semblait évident que le capitaine qui était avec moi n’était pas du genre à fuir. Il s’était sans doute défendu, et il avait peut-être même attaquer en premier !

- Tu n’as jamais peur ? Quand tu attaques les autres ? Quant on t’attaque ? Pendant les tempêtes ?

La vie en mer avait l’air palpitante, fascinante, mais aussi très dangereuse… Surtout quand on ne respectait pas les règles. J’aimerais bien voyager. Peut-être avec Killian, qui sait ? Un jour peut-être.
 

 


Comme elle j’aurais préféré que le feu reste allumé, mais ce n’était pas possible.

« Ce serait trop dangereux de le laisser sans surveillance. Surtout avec toute cette paille autour. Il faudrait pouvoir le surveiller. »

Seule la chaleur de nos corps pourrait nous réchauffer cette nuit.

Gentille, Arsène laissa la place à sa sœur et je constatais le miracle du changement de la couleur de ses cheveux. L’embrassant sur le front je luis souris.

« Bonne nuit Arsène. »

Puis je réchauffais Antonia en la serrant contre moi.
Les questions fusèrent et je ris doucement avant d’y répondre. Attendris par son enthousiasme.

« Il faut que tu saches que le Jolly Roger, mon navire est le plus rapide vaisseau des Sept Mers, néanmoins chargés comme nous l’étions nous avions un handicap. Le sachant, je présentais notre flanc aux pirates qui chargeaient et une demi-douzaine de boulets de canons leurs fonça dessus arrachant les voiles, les mats, creusant des trous dans la coque. »

Elle semblait captivée par mes paroles et curieuse d’en savoir plus.
Je me soumis à son interrogatoire avec grand plaisir.

« Si bien sûr. Il y a toujours ce petit pincement au ventre. L’inquiétude de savoir si tout va bien se passer, si personne ne va être blessé, si la prise sera bonne. »

Tout homme clamant qu’il n’avait pas peur était un menteur.

« La peur fait partie du jeu, c’est aussi ce qui met du sel dans la vie. Cela évite une vie morne et plate. »

Cela évite l’ennui.

« Lorsque la mer est démontée et que le Jolly Roger est charrié comme une coquille de noix  sur des vagues de dix mètres de haut, il faut savoir s’accrocher à la barre et garder la tête froide. »

Dix mètres de haut. Presque dix fois sa taille.

 

 
Arsène m’avait gentiment laissé la place pour que je puisse profiter pleinement de l’histoire de Killian. Même si nous nous disputions souvent, ma sœur pouvait se montrer gentille. Elle était douce quand il le fallait et de temps en temps elle essayait de me faire comprendre que la vie n’était pas toujours rose. Dis lui bonne nuit de ma part, s’il te plait.

- Arsène te dit bonne nuit aussi. Elle est allée dormir.

Je sentais sa présence, mais elle était moins là. Elle s’endormait, me laissant seule avec le pirate qui me racontait ses aventures. Je trouvais tout ça fascinant, et je ne pouvais m’empêcher de poser plein de questions. Il répondait avec un certain plaisir.

- Et ils n’avaient pas de canon eux ? Ils n’ont pas répliqué ? Ton bateau a déjà été touché par des boulets ??

Des questions, et encore des questions. Mais je voulais en savoir plus, tout comprendre, imaginer ses scènes des batailles navales.

- Des fois, tu ne veux pas être un plus tranquille quand même ? Ne plus avoir peur ? La mer s’est dangereux… Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Je veux te revoir !

Même si nous devions nous quitter, je voulais le revoir plus tard, quand nous ne serions plus en danger. Peut-être que mon père changerait d’avis à propos des pirates ? je lui expliquerais qu’ils ne sont pas méchants, qu’ils sont même très gentils.

- Il faut que tu évites les tempêtes ! Et que tu fasses attention ! Je suis sûre que tu deviendras un très grand pirate ! Il faudra aussi faire attention aux personnes comme mon papa… Parce qu’ils font pendre les pirates…

J’avais déjà vu des corps suspendus au bout d’une borde… ça faisait peur. Mais mon père voulait me montrer comment les mauvaises personnes étaient punies.
 

 



Réjouis de voir ses yeux briller d’excitation, je poursuivis.

« Bien sûr qu’ils avaient des canons, mais comme le navire nous fonçait droit dessus, malgré les dégâts déjà reçus, ils ne pouvaient s’en servir. Au dernier moment, je tirais de toutes mes forces sur la barre pour faire virer de bords le Jolly Roger et les deux flancs des bateaux se frottèrent l’un l’autre. Agir ainsi leur avait empêché d’utiliser leurs propres canons tant nous étions proches. »

Je replaçais les capes qui avaient un peu glissées puis je continuais.

« Oui, le Jolly Roger a déjà été touché à maintes reprises, mais pas cette fois-là. »

Son inquiétude était touchante. Et légitime.
Je n’étais capitaine que depuis quelques années. Depuis la mort de mon frère. Au-dessus de nos têtes flottait non seulement le drapeau de cette tête de mort souriante aux tibias croisés mais aussi le spectre de la grande faucheuse.
J’essayais de la rassurer malgré tout.

« Les batailles ne sont pas notre lot quotidien, nous passons plus de temps à naviguer, à voguer sur les flots avec l’immensité devant nous et si nous ne pouvons rien contre les éléments et les tempêtes, nous lisons dans le ciel les indices pour les prévoir et dans ce cas, nous virons de bord pour les éviter autant que possible. »

Bien sûr parfois cela n’était pas possible, mais il était inutile d’inquiéter Antonia avec ça.

« Sur terre aussi c’est dangereux, il y a des brigands, des meurtriers… »

Et des juges trop zélés.

Comme en échos à ma pensée, elle confirma la principale menace qui pesait sur les pirates, celle-là même qui m’avait conduite à terre pour tenter d’empêcher la pendaison de mon homme d’équipage ce matin. Mais j’étais arrivé trop tard.

« Veux-tu que je continues mon histoire ? »

Il me fallait penser à autre chose qu’à mon impuissance de n’avoir pu le sauver.