Leah n’avait jamais vraiment fait attention au bureau du shérif. Il était là, c’était tout. Elle avait jeté un œil à l’horloge et à la bibliothèque, ces deux lieux pouvant potentiellement renfermer des mystères. Mais le bureau du shérif… Un lieu de travail, voilà tout. Elle ne s’y serait probablement jamais intéressée, d’ailleurs.

Mais il y avait la voiture. Une coccinelle jaune qu’elle avait plusieurs fois vu garée ou roulant dans la ville, le shérif au volant. Rares étaient les gens qui possédaient une telle voiture. En vérité, elle n’en avait pas vue depuis… si longtemps.

Depuis la perte de sa propre voiture en fait.

Cela datait de New-York. Ses études, l’université, sa première voiture, offerte par ses parents. Elle y tenait beaucoup. Elle aimait plutôt les voitures en général mais celle-ci était tellement originale, petite et confortable qu’elle lui avait même donné un nom. Roz. Elle lui rappelait Bob Razowsky et les autres monstres du placard.

Elle allait à la fac avec, jusqu’à ce fameux jour. Ce jour où, comme tant d’autres, elle était arrivée en retard. Mais plus que d’habitude, cette fois-ci. En retard au point d’oublier sa clef sur le contact.

Oh, elle ne l’avait pas oubliée longtemps. Le temps de reprendre ses esprits après quelques minutes de cours, de ranger ses affaires en hâte mais discrètement et de se ruer hors de l’amphithéâtre jusque dans la grande rue en face de l’université. Un trottoir vide l’avait accueillie à la place du jaune familier. Elle avait parcourue l’avenue de long en large dans l’espoir d’apercevoir sa voiture passer au loin et d’interpeller le voleur. Elle avait fait une déposition mentionnant la plaque d’immatriculation au poste de police.

Et s’était résignée au bout de quelques semaines sans réponse. Les policiers n’avaient pas l’air très motivés par sa recherche de toute manière. Les histoires de voiture volée étaient monnaie courante dans la ville à la pomme et rares étaient les voleurs retrouvés. Ils lui avaient conseillé de faire une croix sur sa vieille coccinelle et de s’acheter une nouvelle voiture moderne avec l’argent de l’assurance. Ce qu’elle avait fini par faire après plusieurs semaines de trajets en bus. Et toutes ses économies y étaient passées. Depuis lors, elle vérifiait bien qu’elle avait toujours sa clef sur elle, tant pis pour le retard.

Elle avait longtemps cherché une voiture comme la sienne sans jamais trouver la perle rare puis avait abandonné. Alors voir une telle voiture à présent l’intriguait. Elle décida d’aller la voir de plus près, fascinée.

Elle s’accroupit à côté et toucha délicatement la carrosserie éclatante. Exactement comme dans ses souvenirs. Elle savait que c’était stupide de s’attacher autant à une voiture – elle avait arrêté de leur donner des noms après cette histoire – mais elle ne pouvait s’empêcher d’être émue malgré tout. Alors que ce n’était même pas Roz !

Et elle était là, à huit heures du matin, devant le bureau du shérif, à contempler la voiture de celle-ci comme s’il s’agissait d’un trésor.

Emma était méfiante, et comment ne pas l’être, lorsque l’on était shérif d’une ville, aussi petite soit-elle, à l’affût, à tout instant, des moindres délits commis dans la bourgade. Elle connaissait Leah aussi, elle avait du moins associé ce visage à un prénom, ce qui était rare, la brune étant relativement discrète et certainement pas connue des services de police, elle avait d’ailleurs rarement eu affaire aux protecteurs de l’ordre, comme ils aimaient à se nommer, une protection bien inefficace de l’avis de Leah. Mais peut-être était-elle simplement tombée sur des incompétents ou des fainéants ce jour-là, peut-être que si la policière en face d’elle avait été Emma Swan, elle aurait retrouvé sa voiture.

Le shérif l’avait donc remarquée, elle, l’étrangère à la ville, une des rares qui s’étaient installés récemment et ne semblaient pas avoir vécu leur vie entière derrière le panneau qui lui avait causé un accident quand il lui avait souhaité la bienvenue. Comme le maire, la blonde semblait se tenir au courant des arrivées en ville, les deux étant parfaitement au fait de son identité, la différence résidant dans la forme employée, Emma Swan l’ayant désignée par son prénom quand Mademoiselle Mills l’avait appelée Mademoiselle Milton. La dite Leah Milton appréciait les approches directes et sans politesses inutiles et, surtout, sans titre de noblesse ou de rang quel qu’il soit.

C’est ça… Emma, donc ?

Elle ne l’appellerait pas Shérif Swan, Madame le Shérif, Madame Swan ou autre, préférant utiliser un prénom, certes plus personnel mais aussi plus honnête, une désignation qui ne dissimulait rien et qui les mettait sur un pied d’égalité, car tout le monde avait un prénom, enfants comme adultes, gradés comme ordinaires.

Trop impatiente d’avoir des réponses à ses questions, elle ignora l’interrogation de la policière, se focalisant sur ce qu’elle cherchait, peu importait la raison pour laquelle sa curiosité était piquée, pour le moment du moins. Elle vit l’hésitation d’Emma suite à sa demande, peut-être était-elle en train de se remémorer les circonstances dans lesquelles elle avait obtenu ce bijou, un souvenir certainement agréable, comme cela avait été le cas pour elle-même. Elle se souvenait encore de cet anniversaire, de la surprise provoquée par la vision de ce jaune éclatant, de son incrédulité et de son excitation, de sa hâte de conduire la voiture, si grande qu’elle avait oublié d’insérer les clés dans le contact la première fois.

Ses sourcils se froncèrent quand la voix de la blonde retentit à nouveau, une réponse incomplète, en suspens, une réponse qui ne satisfit pas la scientifique, trop vague, comme si elle prenait cet événement à la légère. Ne pas se souvenir de cette voiture semblable en tous points à Roz, inconcevable pour Leah qui, pourtant, ne l’avait connue que quelques brèves années, avant de ne plus la voir pendant près de treize ans. D’après les dires d’Emma, elle possédait cette voiture depuis bien longtemps, trop longtemps pour s’en souvenir selon elle, un haussement d’épaules, un sujet sans importance. Cette voiture, la jumelle de sa chère Roz n’était pas une babiole à laquelle on pouvait être indifférent, ce n’était pas un objet qu’on pouvait oublier si facilement, cette coccinelle était plus qu’une simple automobile, elle appartenait à la catégorie des chars d’assaut, la catégories de celles qui ne passent pas inaperçues, qui laissent une trace. C’était un tel gâchis, posséder un trésor comme celui-ci sans en comprendre la valeur inestimable. Elle passa à nouveau sa main le long de la carrosserie éclatante, ses doigts effleurant le pneu un instant, avant de se lever, touchant toujours légèrement le véhicule.

J’ai eu la même, il y a longtemps…

Elle sourit, nostalgique, comme lorsque l’on se souvient d’un lieu perdu ayant bercé une enfance heureuse. Trouver cette voiture, c’était comme ouvrir une malle pleine de vieux jouets, de photos vieillies et de bibelots poussiéreux, objets endormis au grenier reprenant vie le temps d’un souvenir heureux, avant de retrouver leur place au fond d’une grande caisse, dans l’obscurité de l’oubli, jusqu’au prochain moment de faiblesse, un besoin de se rattacher à son identité, qui on est, de se rappeler des jours ensoleillés pour affronter le mauvais temps à venir.

Enfin, presque la même. Disons qu'elle avait eu quelques accidents...

Un rire léger et une envie soudaine de partager ces souvenirs avec Emma, une inconnue, certes, mais celle qui lui a ouvert la porte du grenier, celle des vieux souvenirs d’une adolescence en partie vécue avec Roz. Elle fait le tour de la voiture, pour montrer à sa propriétaire ce qu’elle avait fait avec cette compagne de route, s’arrêtant au niveau du phare avant côté conducteur, désignant un endroit juste en dessous de la lampe.

Là, il y avait une bosse, j'ai jamais trop su sortir des parkings sans toucher les autres voitures...

Elle touche cette bosse imaginaire, appartenant à un autre véhicule, les souvenirs si frais dans sa mémoire qu’elle peut presque la sentir, comme si elle était réellement là, étrange impression de se trouver à nouveau devant l’automobile qu’elle connaissait si bien. Mais elle ne rêve pas et la bosse est bien là, cette certitude instillant en elle un doute qui la poussa à s’accroupir à nouveau pour observer une irrégularité qu’elle n’imaginait pas seulement, et le doute qui l’étreignait prit de l’ampleur à cette découverte, faisant naître un espoir fou en elle. Elle se lève vivement et arpente sa voiture, en quête d’un signe distinctif, tentant de se convaincre que cette similarité n’était pas une simple coïncidence, mais bien la preuve qu’elle se trouvait devant ce fragment du passé, leurs quelques aventures y ayant laissé des traces que même le temps n’avait pu effacer. L’extérieur n’offre pas beaucoup de consolidation à son désir que les deux voitures correspondent, quelques rayures dont elle pourrait raconter l’histoire mais rien de tangible, alors elle se tourne vers l’intérieur, celui qu’elle connaît si bien, et le geste lui vient naturellement tandis qu’elle appuie sur la poignée de la porte conducteur.

La légère complicité née lors du partage d’anecdotes s’évanouit au profit d’une tension perceptible lorsque la méfiance reprit le dessus, symbolisée par cette main plaquée sur l’objet qu’elle convoitait, un geste ferme destiné à l’empêcher de satisfaire sa curiosité. Le visage détendu quelques secondes plus tôt se ferma tandis que la voix sèche du shérif retentissait à nouveau en une question plus réprobatrice qu’interrogatrice. D’autres suivirent, interrogatoire moins subtil que ne l’avait été celui du maire tant les demandes étaient directes sans que la blonde ne cherche à camoufler son évidente défiance envers une étrangère à qui elle parlait auparavant sans froideur aucune. Celle-ci plissa les paupières, surprise par cette animosité subite prenant sa source dans l’action entamée par la brune et sa tentative d’ouverture du véhicule devant lequel elles se tenaient. Certes, l’acte avait été irréfléchi et pouvait être mal interprété, sans doute était-elle-même susceptible à présent de se faire arrêter pour violation de propriété. En était-ce une cependant, dès lors que l’objet dont elle avait tenté de forcer l’ouverture lui appartenait originellement, subtilisé par un inconnu dont le visage flou était à présent dans son esprit encadré de longues boucles blondes ? Elle en était certaine à présent, voyant dans la réaction de la propriétaire actuelle une preuve de sa culpabilité, elle qui avait donné une réponse évasive à la question de la provenance de cette voiture et qui avait ensuite agi sur la défensive, barrant la route à Leah et la soupçonnant d’avoir de mauvaises intentions. L’agacement se fit présent dans le corps de la brune dont les poings se crispèrent en même temps que son visage se fermait, mâchoire serrée en une expression féroce née de l’émotion du passé qui revenait à présent la hanter. Elle n’avait jamais oublié sa voiture, sa perte comme une blessure à vif pour une femme qui accordait plus d’attachement aux objets qu’aux êtres humains, et la frustration qu’elle avait ressenti alors se rappelait à présent à son esprit, désormais mêlée à la satisfaction de trouver enfin des réponses à des questions vieilles de plus d’une décennie. Combien de fois avait-elle rêvé de retrouver celui qui avait osé voler l’un de ses biens les plus précieux, de le lui reprendre et de lui faire regretter son geste ? Et surtout pour obtenir des explications, comprendre l’intérêt d’un tel vol et la raison pour laquelle celui-ci avait été porté sur sa voiture, connaître les motivations du coupable, non pour l’excuser mais pour étancher sa curiosité.

Tu l’as eue où ?

Les mots avaient le même sens mais la question était à présent revêtue d’une portée différente, l’irritation perçant dans une voix qu’elle ne pouvait garder égale, le soupçon évident dans son regard scrutateur, cherchant le mensonge sur les traits du shérif en dépit de ses piètres talents pour lire les émotions et manipulations d’autrui. Son regard dériva sur la main toujours fermement plaquée sur la portière à la couleur vive dont elle désirait percer les secrets.

Qu’est-ce qui peut bien m’intéresser dans cette voiture pour que tu tienne tant à m’en interdire l’accès ?

Le respect ne tenait plus qu’à un fil, le moindre geste pouvant détruire l’once d’admiration qu’elle éprouvait encore pour cette femme. Déjà elle se libérait de la peur liée à son statut puisqu’elle savait désormais que cette représentante de l’ordre n’avait pas une vie exemplaire, qu’il pouvait lui être reproché un crime pour lequel elle inculpait les autres. Seule une portière la séparait de la preuve de ce délit commis treize ans plus tôt, et alors que l’autre persistait à éloigner leur conversation du sujet sur lequel elle avait dérivé, c’est à dessein que Leah reprit sa propre question, retournant la méfiance du shérif contre elle-même, non sans agressivité. Treize ans valaient prescription pour certains qui choisissaient d’oublier, d’enterrer la hache de guerre derrière une façade de compréhension et d’acceptation naïve d’un changement qu’ils n’avaient pas souhaité, mais elle n’était pas de ceux-là, l’acte l’ayant plus affecté qu’elle ne l’aurait voulu et elle ne désirait pas s’appesantir sur les raisons pour lesquelles ce vol était si important, ces raisons qui la poussaient à en savoir plus, à retrouver l’auteur de ce larcin pourtant si commun.