Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Il était venu juste une nuit, comme tous les autres, et puis il y avait eu une deuxième fois, une troisième, une douzième. C'était juste une histoire de désir, sans accroches, sans complications. Alors Ruby ne sait pas trop pourquoi elle a fait la remarque, sortie un peu sans y penser, que la Saint-Valentin approchait. Quand il a demandé si c'était pour lui proposer une sortie romantique, elle a nié vivement, l'attaquant avec un sourire sur son absence de romantisme. Il s'est offusqué alors, Joshua, et le jeu est devenu un pari alors qu'il lui promettait monts et merveilles rien que pour lui prouver que ses talents ne s'arrêtaient pas au bord du lit. Elle a relevé le défi, Ruby, pas vraiment certaine d'être totalement ironique.
Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Et pourtant la voilà qui l'attend adossée à un arbre, vêtue d'un long manteau rouge et d'un béret assorti. Le charmeur a déjà du retard, elle ne se fera pas prier pour le lui rappeler et s'en servir pour gagner leur petit défi. Mais il ne semble pas prêt à le relever, ce défi, alors que les aiguilles avancent et les minutes défilent en même temps que les calèches avec leurs amoureux transis. Elle n'est pas amoureuse, Ruby, pourtant elle se sent profondément blessée, insultée par le lapin que lui pose son amant. Princesse sans chevalier servant, elle regrette d'avoir émis cette idée, elle pourrait être tranquillement chez elle devant une série ou dans un bar ou une boîte de nuit, simplement profiter de ce jour qui n'a pas d'importance pour elle, seulement pour le capitalisme. Mais elle est là, seule dans ce parc à attendre quelqu'un qui ne viendra pas et l'agacement qui picote sa peau se transforme doucement en rage sourde.
Elle n'avait pas prévu de s'attacher à Joshua, Ruby. Et elle ne fera jamais plus cette erreur, après avoir été humiliée ainsi. Le feu de la colère irradie dans ses veines et l'émotion teinte tout son être ; Ruby est maintenant écarlate à l'intérieur comme au dehors. Elle devrait n'en avoir rien à faire pourtant le sentiment étreint son cœur, vient réveiller d'autres douleurs, abandons flous dans sa mémoire. Elle ne se laissera pas faire, Ruby. Elle ne se laissera pas marcher sur les pieds sans riposter. Elle se drapera dans sa colère comme dans son long manteau d'hiver et fera savoir au dragueur qu'il vaut mieux éviter ses foudres. Contenant sa rage intérieure pour n'afficher qu'un las sourire, elle s'avance vers une des calèches, dont le cocher n'a pas de clients.
Vous faites que des tours dans le parc ou vous allez aussi dans la ville ?
Ce serait dommage qu'en rentrant chez lui ce soir, Joshua marche dans un tas de crottin.
Je pourrais prétendre que cette journée est des plus calmes, mais nous sommes à Central Park, le 14 février. Je pense que le seul endroit plus bouché de cette planète est Venise. Autant dire que mon cheval prend toutes les pauses que je peux lui offrir entre deux clients, et que j'ai d'ailleurs réduit l'allure par rapport à certains de mes collègues. Faire du chiffre, toujours du chiffre, et si on peut faire un client de plus dans l'après-midi en ayant forcé sur son cheval, allons-y gaiement... et quand demain, leur cheval sera trop boiteux pour sortir, ils seront bien lotis. J'ai donc, même, envoyé un couple vers un autre cocher, alors que je prenais le temps d'abreuver le grand bai qui est à la fois mon collègue de travail, mon compagnon et le gardien d'un certain nombre de mes réflexions.
Signant la fin de la pause, je vide le fond du seau dans l'herbe gelée de ce mois de février avant de le replier et le glisser sous mon siège, et offrir le même traitement à la couverture qu'il avait sur le dos jusque là. A peine installé sur mon siège et les guides en main qu'une voix s'élevant sur le coté me fait me retourner vers elle, pour croiser le regard d'une jeune femme qui ne fête apparemment pas la St Valentin. Indice de taille? Elle est seule, et son expression m'indique clairement qu'elle n'attend personne. Disons qu'on devient psychologue sur les bords avec ce genre d'emploi. Même quand on considère être mieux seul que mal accompagné.
"C'est selon la volonté du client. Et si vous me permettez une analyse peu pertinente, vous ne semblez pas d'humeur à croiser une douzaine de mes collègues, leurs calèches pleines d'amoureux transis."
Je tends une main gantée dans sa direction, en vue de l'aider à monter à l'arrière de la calèche, sans détourner mon regard d'elle un instant.
"Dans ce cas, il vaut sans doute mieux éviter Central Park. Mais, pour être honnête, je doute qu'on y échappe vraiment en cette journée, où qu'on aille. Cela n'empêche cependant pas d'essayer."
Si je lui propose carrément de planter là le meilleur jour de l'année (avec le réveillon de Noël, la fête Nationale et le Premier de l'An bien sur) pour aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs? Pour tout dire, il y a un pari assez tenace parmi ceux de ma profession. Retenir les visages d'un maximum de clients pour savoir si l'an suivant, les couples ont tenu. Verdict? Je ne suis pas convaincu que de tels chiffres devraient être dévoilés à une telle date. Laissez-les y croire jusqu'au 15 du mois.
J'ai pas besoin d'aller très loin. Juste à l'Upper East Side, pas loin de la 7th Street Station, l'aller-retour devrait pas vous prendre plus d'une demi-heure.
Le prix minimum donc. Trente minutes de balade, juste histoire de pas être venue pour rien et de passer devant chez lui pour… Pour quoi en fait ? Lui hurler dessus ? L'espionner pour voir s'il passe la journée avec une autre ? Peut-être qu'elle espère au fond qu'il a une bonne raison de n'être pas là, de lui avoir posé un lapin. Au fond, elle voudrait qu'il y ait une explication à son absence, pour rendre la solitude moins mordante. Granny lui aurait dit que c'est sa faute ; à se jeter dans les bras du premier venu, elle récolte ce qu'elle a semé. Mais elle n'est pas là pour lui faire des sermons et quelque part, sans se l'avouer, Ruby regrette cette absence. Malgré leurs discussions houleuses et leurs avis trop divergents, la solitude fait bien trop mal pour ne pas regretter sa mère-grand. Et que vaut vraiment la liberté quand on n'a personne avec qui la partager ?
Elle monte dans la calèche et observe le cocher alors qu'il prépare le départ. Au vu de sa précédente remarque, il apprécie cette fête autant qu'elle. Un loup solitaire, sans doute, le genre qu'on voit souvent dans les films. Si la vie était une comédie romantique, cette promenade en calèche le mènerait sûrement à s'ouvrir et à découvrir les émois de l'amour auprès de sa cliente. Ruby sourit à cette pensée ; les films à l'eau de rose sont vraiment tout sauf réalistes. Elle observe les alentours alors que la calèche quitte lentement le parc. Dans l'étang qui s'éloigne derrière eux, un cygne évolue seul sur l'eau, sans doute un autre célibataire abandonné par son date du jour. Après quelques minutes de balade en silence, au rythme des sabots et des discussions floues des passants, Ruby se hasard à poser au cocher la question qui lui trotte dans la tête depuis un moment.
Je peux vous poser une question ? Pourquoi vous faites ce boulot ?
Est-ce qu'il y a des règles sur le fait de discuter avec son cocher quand on est dans une calèche ? Comme dans les bus et les avions où il est interdit de le détourner de sa tâche. Vu leur rythme de croisière qui avoisine celui d'une famille de tortues, il aura bien le temps de réagir même s'il est un peu déconcentré.
Je veux dire, ça vous dérange pas de bosser aujourd'hui ? Je suppose que vous avez aussi fait des heures à Noël ? Vous avez personne à voir pendant les fêtes ?
Je hoche la tête quand elle m'indique désirer se rendre sur la 7th rue, attendant qu'elle ne soit installée sur la banquette pour lancer un claquement de langue en direction de mon cheval pour lui indiquer de prendre le pas, y ajoutant un coup léger de mes guides sur sa croupe pour lui faire accentuer un peu l'allure.
Et alors que je me perds un peu dans mes pensées, laissant mon cheval se diriger seul tant que je n'ai pas besoin de lui faire prendre une autre direction que le "tout droit" instinctif , la voix de ma passagère s'élève derrière moi. Et pour être honnête, je met un instant à comprendre que c'est à moi qu'elle s'adresse. Rares sont les clients à se rappeler qu'il y a un cocher dans la calèche, ce qui, en général, me convient assez bien. Je jette un regard rapide dans sa direction, osant un sourire en coin avant de reprendre les guides le temps de faire tourner mon cheval dans la direction dans laquelle il nous faut aller, puis tourner la tête vers elle plus franchement quand je suis certain qu'il va vers la bonne destination.
"J'ai toujours préféré les chevaux aux gens. Et il était plus simple de devenir cocher que d'intégrer la police montée."
Elle approfondit sa pensée en même temps que sa question, et je dois bien avouer y réfléchir un instant avant de lui offrir la réponse qui me semble la plus sincère.
"Quand les dites fêtes vous permettent de gagner davantage en une journée qu'en une semaine normale de travail, c'est un sacrifice qui n'est pas si terrible à faire. Nous autres cochers ne sommes pas les seuls à travailler en ces journées. Rares sont ceux à penser aux caissières du supermarché dans lequel ils courent chercher ce qu'ils ont oublié pour préparer le Réveillon à 19h45 le soir même, alors qu'elles ne pensent qu'à rentrer chez elles préparer leur propre fête. Je ne suis pas à plaindre." Je jette un regard vers la route sur laquelle je suis engagé avant de laisser de nouveau mon cheval être mes seuls yeux. "Avery est le seul compagnon dont j'ai besoin, tant pour Noël que pour la St Valentin. Et il ne passe pas par la porte de mon appartement. "
Je souris, amusé par l'idée de tenter de faire entrer mon cheval dans mon appartement. Même s'il parvenait à passer la porte, il me faudrait pousser les meubles, et pas qu'un peu, pour qu'il puisse ensuite circuler un minimum, au moins assez pour pouvoir faire demi-tour et ressortir sans faire de casse.
"Puis-je me permettre de vous poser la réciproque? Il est fort regrettable de voir une jeune femme telle que vous abandonnée en un jour tel que celui-là. A moins que cela ne sois un choix de votre part, bien entendu."
Elle n'aurait pas cru l'homme aussi bavard. Tout au plus s'attendait-elle à une réponse monosyllabique ou une simple phrase pour mettre fin à son questionnement et à la discussion du même coup. Mais le cocher, contre toute attente, se lance dans une tirade sur les travailleurs de l'ombre, ceux qui ne chôment pas les jours de fête, ces petites mains indispensables que l'on tend à oublier par habitude, comme si leur présence était évidente, comme s'ils n'avaient pas aussi des vies, des familles, des soucis, des amis avec qui trinquer à une nouvelle année finie. Elle hoche la tête, elle a été à leur place elle aussi. Quand on habite seule dans une grande ville, loin de sa seule famille, il est facile d'accepter les heures supplémentaires pour laisser les collègues mieux entourés profiter du moment. Les fêtes ne sont rien de plus qu'un rappel lancinant à sa solitude alors si elle peut passer quelques heures de plus occupée à une tâche pour ne pas y penser, elle accepte sans hésiter.
Elle souffle légèrement du nez, petit rire étouffé alors qu'il parle de faire entrer son cheval dans son appartement. L'affection qu'il exprime pour Avery lui arrache un sourire attendri ; plus qu'un cheval, c'est un ami. Elle n'a jamais eu d'animal, Ruby, mais combien de fois a-t-elle entendu qu'ils étaient bien meilleurs que les humains, bien plus loyaux, moins décevants ? Elle aurait mieux fait, au lieu d'un rendez-vous galant, d'aller dans un refuge adopter un chien esseulé. Elle aurait dû s'attendre à ce qu'il lui retourne la question pourtant elle est surprise, plus que par le compliment qui fait naître un sourire en coin sur ses lèvres. Elle se sait attirante, Ruby, elle en joue bien souvent auprès des hommes, et a l'habitude des mots doux et un peu creux de la part d'inconnus.
Pas vraiment un choix non… Mais comme on dit, mieux vaut être seule que mal accompagnée.
Un soupir lui échappe. Combien de fois au juste s'est-elle répété cette phrase comme un mantra, l'usant jusqu'à la corde jusqu'à la vider de son sens ? Elle n'y croit même plus, Ruby, et sa présence dans cette calèche en est la preuve. Si elle se sentait vraiment mieux seule, elle serait rentrée chez elle, aurait commandé un bon repas et aurait profité de sa soirée comme une reine du self-care sans penser une seule fois à Joshua. Mais elle est là, réduite à faire la conversation avec un inconnu pour éviter d'entendre ses pensées, en route pour… quoi exactement ? Une vengeance ? Une explication ? Elle peut mentir autant qu'elle souhaite, fuir sa déception et sa tristesse, mais quand elle rentrera dans son appartement vide, la solitude la rattrapera.
J'imagine qu'au moins Avery ne vous pose pas de lapin…
Un ricanement sans joie sur les lèvres, elle se concentre sur le pas régulier du cheval, rassurant et étrangement familier. Elle n'a jamais fait d'équitation, Ruby, ni voyagé dans une calèche, pourtant le doux roulis la berce comme une mélodie dont elle connaît toutes les notes.
Je croise son regard un instant, suite à sa réponse laconique, qui n'appelle, je le crains, pas davantage de discours qu'une compréhension silencieuse. Je note tout de même que sa réflexion si véridique, qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné, ne souffre pas de ma propre présence. Je crois que même quand on crains d'être mal accompagné, notre subconscient apprécie tout de même une présence, même s'il ne s'agit que d'un parfait inconnu pas bien plus bavard que soi, et qui n'a pour but que d'exorciser la solitude durant la prochaine demi-heure.
"Ca lui arrive, à l'occasion. Quand il décide d'ouvrir son box pour aller voir si le foin est meilleur de l'autre coté de l'écurie."
Pour être honnête, la première fois que vous arrivez devant un box vide avec tout le harnachement de votre cheval dans les bras, vous passez par un nombre infini d'émotions qui vous font rater un battement de cœur, notamment parce que, soyons honnête, il n'y a pas animal moins adapté à la Grosse Pomme qu'un cheval, même s'il est né dans cette ville. Les fois suivantes, vous vous contentez de repérer d'où viennent les contestations de celui ou celle qui est en train de se faire dévaliser son sac de carottes pour repérer l'évadé.
Arrivant à un nouveau carrefour, je stoppe mon cheval le temps de laisser passer un bus face auquel nous n'aurions aucune chance s'il nous fallait nous y confronter, avant de le lancer au petit trot dans son sillage, appréciant que le véhicule m'ouvre la voie pour traverser ce que je considère comme un coupe-gorge à chacune de nos balades. Autant cette ville a fait des calèches de Central Park une part de sa réputation, et assez rares sont les touristes à passer à coté, autant il n'y a probablement pas endroit plus inadapté à la circulation des chevaux. Le danger écarté, je fais ralentir Avery, reprenant le pas, pour laisser l'engin s'éloigner, trouvant qu'il y a meilleure vue à offrir que le panneau publicitaire affiché à l'arrière.
"Vous allez bientôt pouvoir voir la 7th Street Station, bien que j'imagine que ce ne soit pas l'entrée d'une station de métro qui vous intéresse." Je salue un collègue qui repart en sens inverse, lâchant un sifflement à l'attention de mon cheval, plus intéressé par son congénère que par notre route. Juste de quoi lui rappeler les priorités. "L'Angleterre. C'est là-bas que je passerai les fêtes si je devais les passer ailleurs. A défaut de forger de nouveaux liens, se rapprocher ceux qu'on a laissé derrière soi." Même si ce n'est parfois pas plus simple, ou pas moins risqué. Mes rapports avec ma famille sont une autre paire de manche que de circuler dans cette ville avec une calèche.
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Ven 17 Nov - 19:10
